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Nationale

1er Novembre 1954: Soudain la nuit de la Toussaint a sonné la révolte

1er Novembre 1954: Soudain la nuit de la Toussaint a sonné la révolte

L’Algérie était calme et le ministre de l’Intérieur avait encore à l’esprit les propos entendus à Alger lors de la séance solennelle de l’Assemblée algérienne qui affirmaient qu’elle devait le rester Il est environ minuit trente lorsque le patron de la Sécurité générale en Algérie rentre chez lui. Contre toute attente, le téléphone retentit.

Au bout du fil, le chef des Renseignements généraux à Alger : « Monsieur le Directeur, des bombes viennent d’éclater dans Alger peu avant une heure. Cela m’est signalé par deux commissariats d’arrondissement. Je n’ai pas encore d’informations précises ».

Dans les heures qui suivent, d’autres appels vont alerter Jean Vaujour. Huit semaines après le conclave des « 22 » au Clos-Salembier et huit jours après la réunion des « six » à Pointe-Pescade, les « Novembristes » viennent de déclencher la guerre de Libération nationale. Les radars des services de police et de renseignements ont été pris de court par la nuit salutaire du 31 octobre au 1ᵉʳ novembre.

Il quitte le froid, la neige et la grisaille de l’Alsace pour le soleil et le ciel « bleu azur » de la Méditerranée. Après trois années passées à Mulhouse, dans le bureau à porte capitonnée dédié à M. le sous-préfet, Jean Vaujour (1914-2010) gagne en galons.

Contre toute attente, de nouvelles perspectives s’ouvrent à sa carrière préfectorale. Ce sera en Algérie, huit ans après les événements de mai 1945. Nous sommes en mars 1953. La IVe République — la plus instable des cinq — vit ses ultimes années. La France est alors dirigée par le gouvernement de René Mayer, député de Constantine et chef de file de la grande colonisation à l’Assemblée nationale.

Encarté « radical » comme le président du Conseil, le ministre de l’Intérieur, Charles Brune, convie Jean Vaujour à une rencontre place Beauvau, siège du ministère, pour lui annoncer sa nomination de préfet. « J’apprécie le travail que, pendant trois ans, vous avez accompli à Mulhouse et j’ai l’intention de vous donner les plumes blanches. Deux postes sont disponibles : le Territoire de Belfort et la direction de la Sécurité générale en Algérie. Avez-vous une préférence ? » Avec le recul — il le soulignera dans ses Mémoires (1) — Jean Vaujour croit savoir que « c’était la première fois qu’un ministre de l’Intérieur offrait une alternative à un préfet ».

Pris de court par la proposition du ministre, il demande à son supérieur hiérarchique un délai de quelques heures pour réfléchir. Le sous-préfet de Mulhouse laisse entendre que « l’attrait du poste, les responsabilités qu’il supposait, le travail de réorganisation » défini par Charles Brune pour être exécuté sur le terrain le « faisait pencher pour l’Algérie ». Tout compte fait, le ministre tranche sur-le-champ, sans laisser à son visiteur le temps de réfléchir : « Bien sûr, je pourrais vous laisser quelques heures, mais d’ores et déjà, puisque vous penchez pour l’Algérie, j’ai décidé de vous y nommer, et c’est ce poste qui désormais vous revient ».

Jean Vaujour n’a que 39 ans et le voici bombardé patron de la sécurité en Algérie. Alors qu’il s’apprête à quitter l’hôtel particulier qui abrite le cabinet, le Ministre lui conseille de faire un détour par le palais du Luxembourg – siège du Sénat –, histoire d’échanger avec un sénateur singulier : Henri Borgeaud (Alger 1895-Paris 1964), une des figures les plus influentes de la grande colonisation. Loin de mettre les formes, l’ancien maire de Cheraga, président du Conseil général et sénateur d’Alger (1946-1959) met la pression sur le futur boss de la police en Algérie. Ce qui devait ressembler à un éclairage pour la route prend une tournure inattendue.

 Le patron de la police doit être un natif d’Algérie

Des conseils pour sa nouvelle mission, Jean Vaujour n’en aura pas. Le propriétaire — entre autres — de la Trappe de Staouéli lui tient un discours à rebours de la courtoisie de circonstance : « J’ai dit à Brune qu’il fallait vous confier le Territoire de Belfort ou tout autre département de meilleure importance, mais vous ne pouvez pas être le directeur de la Sécurité de l’Algérie. Il faut dans ce poste un homme né dans le pays, ayant accompli toute sa carrière ici et, au surplus, rompu aux pratiques de la police. C’est un métier très spécial. Les préfets ne le voient que de très haut. Il faut parfois savoir “se mouiller les doigts”, vous ne le voudrez sûrement pas, et c’est la raison pour laquelle, si Charles Brune persiste dans son idée, je m’opposerai de la façon la plus formelle à ce que vous soyez nommé à la tête de la Sécurité de l’Algérie ».

Avec le député Georges Blachette, le « roi de l’alfa », et le député-directeur de L’Écho d’Alger, Alain de Sérigny, Henri Borgeaud est, de part et d’autre de la Méditerranée, « l’un de ceux qui permettaient déjà de dire qu’Alger gouvernait Paris ». Entre le palais du Luxembourg (Sénat) et le palais de Bourbon (Assemblée nationale), les élus d’Algérie forment un lobby parlementaire colonial influent, adossé à la majorité des élus du deuxième collège. Cette réalité n’a pas échappé à Jean Vaujour au moment de préparer sa nouvelle mission. Les élus d’Algérie du deuxième collège « constituaient le précieux appoint de 20 ou 30 voix pour sauver ou démolir le gouvernement en place lors des votes à l’Assemblée nationale ».

En affichant sans ambages son opposition à la nomination de Jean Vaujour comme directeur de la Sécurité générale, le sénateur d’Alger argumente sa position.

« C’est une question politique à laquelle s’ajoute un problème d’efficacité. Vous ne connaissez pas l’Algérie. Il faut y être né, y avoir vécu, y avoir des intérêts pour comprendre un pays et conduire la seule action qui soit comprise des Arabes : celle de l’autorité, au besoin de la force. C’est le secret du respect qu’ils peuvent avoir pour la présence française depuis que nous avons vécu les événements de Sétif et de Guelma. Nous avons surmonté une épreuve, mais il ne faut pas qu’elle recommence. Ce n’est pas une question de sentiment vis-à-vis des Arabes, c’est un problème de présence et aussi de mentalité. Il faut avoir vécu à leur contact pour les connaître, pour savoir qu’ils respecteront l’honneur et le drapeau français si nous sommes à leur égard sans la moindre faiblesse. Tout cela, les Français d’Algérie le savent, et ceux qui se chargent du maintien de l’ordre sur cette terre doivent en être profondément imprégnés. J’appuierai donc une nomination de préfet, puisque vous êtes de ceux qui méritent de le devenir dès maintenant, mais je ferai tout pour que vous receviez un département métropolitain ».

Plus qu’un long discours, une « diatribe », note Jean Vaujour, qui ne semble pas surpris outre mesure par les mots du sénateur. Ce faisant, Henri Borgeaud « se définissait à moi sous l’aspect qui le caractérisait parfaitement : “La cuisine politique algérienne est faite dans une marmite algérienne par des cuisiniers algériens”, allusion claire aux Européens d’Algérie ». Vaujour quitte le palais du Luxembourg et le bureau de Borgeaud « en proie à de profondes méditations ».

Parce qu’il connaît bien l’influence dont bénéficie le sénateur — président de la Gauche démocratique — auprès d’un ministre radical dans un gouvernement radical, Jean Vaujour est saisi par le pessimisme. Au moment de laisser derrière lui le palais du Luxembourg, il est « profondément persuadé » que son « rêve algérien », entrevu quelques instants à Beauvau, « ne serait jamais une réalité ». Mais le ministre et René Mayer, député radical-socialiste de Constantine et président du Conseil des ministres, sont « bien décidés à jouer la carte du métropolitain débarquant sans attache et sans préjugé au milieu des intrigues algériennes ». Henri Borgeaud n’aura pas gain de cause.

L’Algérie dans la paix de sa terre me confie sa sécurité 

Jean Vaujour s’envole pour l’Algérie en juin 1953. S’il sait que sa mission ne sera pas de tout repos face à l’attitude de Borgeaud, Blachette & Co., il ignore encore qu’il débarque dans un pays au calme trompeur. Il le rappellera dans ses Mémoires en évoquant ses souvenirs alors que l’avion amorce son atterrissage à Alger : « Au soir d’un jour de juin éclatant de lumière, le soleil descendait lentement sur la terre d’Afrique. Les sommets de la Berbérie algérienne déployaient la dentelle majestueuse de leurs rochers sur un couchant embrasé. L’incendie rougeoyait derrière la chaîne de l’Atlas. Au sol, les vergers de la Mitidja s’alignaient dans un ordre parfait et le vert soutenu des orangers tranchait sur l’ocre d’une terre vigoureuse, généreuse. Au loin, sur le rivage tamisé d’une brume légère, Alger-la-Blanche se préparait au repos de la nuit. Du haut du ciel, penché derrière le hublot, mes yeux s’ouvraient, tous grands, sur cet étonnant spectacle d’un pays aux contrastes si profonds que l’on pouvait se demander comment arrivaient à se concilier tant de brutalité sauvage et tant de sérénité. J’étais ému, parce que j’étais subjugué. Ainsi, à quelques heures de l’Alsace que je venais de quitter après trois années “d’un commandement” exceptionnel, l’Algérie, dans le feu de son ciel et la paix de sa terre, me confiait sa sécurité ».

Le temps de s’installer avec sa famille, de prendre ses marques, de faire la connaissance de ses collaborateurs à Alger et dans les deux autres départements (Constantine et Oran), les six premiers mois de sa nouvelle mission s’écoulent rapidement.

Le voici à l’aube de 1954, « moment d’une vie » et exercice le plus crucial de son séjour algérien (1953-1955). « Au nombre des événements fondamentaux qui, au cours de l’année 1954, marquèrent la préparation de l’insurrection algérienne, il faut sans doute placer la fondation du CRUA (Comité révolutionnaire pour l’unité et l’action) ».

Jean Vaujour souligne à grands traits cet épisode, virage important vers la rupture : « C’est vers la fin du mois de mars que cinq militants se réunissent : Mohamed Boudiaf, Mostefa Ben Boulaïd, Larbi Ben M’hidi, Rabah Bitat et Didouche Mourad. Inquiets de la division qui ne cesse de s’accentuer au sein du MTLD entre les Messalistes et les Centralistes, et mesurant les conséquences désastreuses qui pourraient en résulter pour le mouvement révolutionnaire, ils se fixent pour objectif de jouer les intermédiaires entre les leaders des deux tendances afin de les contraindre à dépasser leurs querelles et à se rapprocher. Mais, connaissant Messali et leurs camarades, il leur apparaît que seul le déclenchement d’une action terroriste, amorce de la révolution par les armes, permettra d’atteindre le but en contraignant tout le monde au combat libérateur. Le mouvement une fois lancé, il faudra bien que ceux qui prêchent depuis des années la libération de l’Algérie s’y associent, ou alors démasquent leur vrai visage. De toute façon, le mouvement nationaliste n’a rien à faire des hésitants, des peureux, des “profiteurs” ».

 Le SLNA découvre la création du CRUA mais ignore le reste

À la différence d’autres épisodes de la Révolution en marche, la création du CRUA n’a pas échappé aux radars des services de renseignement. « C’est le colonel Schoen qui a la primeur de cette information, reconnaît Jean Vaujour. Elle est publiée dans le bulletin politique mensuel d’avril du SLNA », le Service des liaisons nord-africaines dirigé par Schoen. Le colonel ajoute un commentaire qui confirme que l’information est loin d’être précise : « L’initiative de cette création aurait été prise au Caire par des anciens membres de l’Organisation spéciale (OS) réfugiés dans cette ville lors de la répression de 1950 qui, mécontents des dissensions entre les clans Messali et Lahouel et ayant reçu à ce sujet d’amers reproches de la Ligue arabe, auraient agi en liaison avec d’anciens membres de l’OS demeurés à Paris ».

Le colonel Schoen, note Jean Vaujour, « imagine alors — et il n’est pas le seul — que le CRUA va devenir un “outil” entre les mains de Lahouel, qu’il croit être l’instigateur de l’activité de ce nouveau groupe. Il est permis de penser que c’est par ce bulletin que Roger Wybot est informé, comme moi, de la naissance du CRUA qu’il dit, dans son livre de souvenirs, alors “inconnu du pouvoir” ». Jean Vaujour boucle sa première année à la tête de la direction de la Sécurité générale en Algérie. L’an I de sa mission coïncide avec ce qu’il qualifiera dans ses Mémoires d’un « été 54 au ciel chargé d’orage ». D’Alger à Constantine en passant par Oran, préfets, commissaires centraux et chefs de services des PRG (Renseignements généraux) et de la PJ (Police judiciaire) lui font remonter une somme de notes et de rapports.

Entre autres signalements, lui dit-on, les préparatifs logistiques sont « effectués dans le plus grand secret ». « Et si, au début de septembre, nous apprenons que des instructions ont été données par les responsables du CRUA pour la fabrication de bombes, nous ne saurons que plus tard que ce travail a été entrepris dans la région de Blida, sans pouvoir identifier les quelques hommes qui en sont chargés ni le lieu de “l’atelier”. D’infinies précautions sont prises par la poignée de militants responsables de cette activité. Par contre, le 19 septembre, un informateur révèle un déplacement de Lahouel dans le secteur de Souma en vue d’une prise de contact avec “l’un des chefs du groupe autonome” ». 

Octobre 1954 de toutes les inquiétudes

Curieusement, les policiers et les agents du SLNA pointent le déplacement de Lahouel, mais les futurs chefs novembristes – Boudiaf, Ben Boulaïd, Didouche, Krim, Bitat, Ben M’hidi – échappent à leurs regards et à ceux de leurs informateurs. Si l’agression dont sont victimes Boudiaf et Bitat au pied de la Casbah, à deux pas du siège du MTLD (place de Chartres), a bien été relatée dans les rapports, la « réunion des 22 » au Clos-Salembier (El Madania) en juin 1954 a, elle, échappé aux radars. « Le mois d’octobre s’ouvre dans l’inquiétude pour certains, dans l’interrogation pour beaucoup, du moins pour ceux dont la responsabilité est le maintien de l’ordre », rappelle le patron de la Sécurité générale.

Le 1er octobre 1954, alors qu’il dîne chez Maurice Lambert, chargé de la presse et de l’information auprès du gouverneur général Roger Léonard, en présence du chef de cabinet du ministre de l’Intérieur, André Rousselet, Jean Vaujour reçoit un appel du commissaire central d’Alger, Benhamou. Il le reçoit dans son bureau vers 23 heures. « Il a appris, par les relations qu’il a laissées à Blida, son précédent poste, que des contacts sont pris entre nationalistes notoirement connus qui cherchent à se regrouper. Les nouvelles ne sont pas encore précises, mais elles confirment cependant le désir d’un certain nombre d’hommes de procéder à la réorganisation des cellules du mouvement séparatiste. Benhamou est persuadé – et me convainc sans peine – d’une tentative vraisemblable de reconstitution de l’OS. Et il ajoute : “Des hommes prépareraient des explosifs et commenceraient à s’entraîner dans l’arrondissement de Blida. À certains éléments, bien connus pour avoir apporté, quelques années plus tôt, leur adhésion et leur concours à l’entreprise de Ben Bella, s’ajoutent des hommes plus jeunes, encore non identifiés comme dangereux par les services de police” ».

Le 8 octobre, un rapport du chef des Renseignements généraux d’Alger — porté à la connaissance du gouvernement — « confirme que les militants du CRUA ont désormais des instructions pour intensifier leurs préparatifs et leur formation au combat ». Le surlendemain, une réunion de la plus haute importance se tient sur les hauteurs de Bab El Oued, du côté de Frais Vallon – Djenan Hassan. C’est là que Boudiaf, Ben Boulaïd, Krim, Didouche, Ben M’hidi et Bitat discutent, pour la première fois, de l’ébauche de l’Appel du 1er Novembre, le texte de la proclamation de la Révolution. Un texte qui sera validé et approuvé le 23 octobre lors du conclave de Pointe Pescade (Raïs Hamidou), au domicile des frères Boukechoura. Comme la réunion des « 22 », celles, cruciales, des 10 et 23 octobre échapperont, elles aussi, aux radars des services de renseignement.

Depuis le 15 octobre 1954, les réunions sécuritaires se sont multipliées. Deux se tiennent à Constantine, dont l’une en présence de tous les décideurs sécuritaires en Algérie : le préfet de Constantine Pierre Dupuch, le directeur de la Sécurité générale Jean Vaujour, le commandant en chef de la Xe région militaire (Algérie), le général Paul Cherrière, le chef de la division de Constantine, le général Paul Spillmann, ainsi que le résident général en Tunisie, le général Boyer de Latour. Ce dernier a été convié au motif que la situation en Tunisie risquait d’affecter l’Algérie. « Ainsi s’achevait ce mois d’octobre 1954, écrit Jean Vaujour dans ses Mémoires. L’Algérie était calme, et le ministre de l’Intérieur avait encore en tête les propos entendus à Alger, lors de la séance solennelle de l’Assemblée algérienne, affirmant qu’elle devait le rester ».

Dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre 1954, Jean Vaujour enchaînait une énième journée de travail à rallonge. « Il doit être environ minuit trente lorsque nous nous séparons. Je suis à peine de retour à mon domicile quand le téléphone retentit. » Au bout du fil : le commissaire Carcenac, chef des Renseignements généraux à Alger. « Monsieur le Directeur, des bombes viennent d’éclater dans Alger peu avant une heure. Cela m’est signalé par deux commissariats d’arrondissement. Je n’ai pas encore d’informations précises ».

D’autres appels similaires suivent, venus d’Oran et de Constantine. Préfets, commissaires centraux et patrons régionaux des Renseignements généraux signalent à Jean Vaujour et au gouverneur général des attentats et des attaques à Alger et sa proche banlieue, dans les Aurès, en Kabylie et dans l’Oranais. Dans un premier temps, les informations sont fragmentaires. Au fil des heures, Alger comme Paris découvrent, bulletins de renseignement à l’appui, que les actions sont coordonnées. La guerre de libération nationale vient de commencer.



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