Un Algérien
Il y a une quarantaine d’années, un certain Baba Ou Smaïl tenait une épicerie à Ghardaïa. Un groupe d’étudiants en voyage d’études y faisait un passage au début de l’été, un été brûlant et sec.
Entrés là, poussés par la température infernale qui brûlait le sol et les murs, ils comptaient bien vider le réfrigérateur de l’épicerie.
Baba Ou Smaïl les reçut en souriant et en plaisantant : « Doucement les jeunes ! Vous allez tous vous désaltérer ! »
Au dernier, qui lui demandait une bouteille de N’Gaous, il fit un clin d’oeil : « Tu es des Aurès, toi ? Tu veux boire le soda du pays, hein ? »
Comme l’autre lui demandait comment il pouvait savoir, il lui précisa : « Tu es de Chemora »
Tous les autres voulaient tester l’épicier. A chaque fois, il donnait le lieu exact où avait vécu l’étudiant, de l’Est, de l’Ouest, du Centre, du Sud et même du quartier quand il s’agissait d’Algérois.
Comme ils étaient tous étonnés d’une telle perspicacité, il expliqua :
« J’ai travaillé un peu partout mais surtout à Alger. Tout le monde passe par Alger. Si vous vous tenez place des Martyrs suffisamment longtemps, tôt ou tard vous verrez passer quelqu’un que vous connaissez, précédé par les Algériens de toutes les régions du pays »
Mais vous connaissez tous les accents ! Comment est-ce possible ?
« Il ne s’agit pas seulement d’accents : il y a le vocabulaire, les expressions typiques, la gestuelle, les mimiques, les réactions. Tout cela s’est incrusté dans ma tête et devenu quasi automatique : je connais tous les Algériens »
Tous les étudiants sourirent d’un air entendu en se regardant.
Le Mozabite éclata de rire : « Vous pensez que je raconte des histoires ? »
Non, fit l’un des étudiants, mes camarades pensent que c’est cette connaissance des Algériens qui fait de vous de redoutables commerçants
Baba Ou Smaïl sourit d’un air navré : « Ah oui ? Dans les années soixante, certains pensaient que nous prononcions la chahada avec le pouce et que c’était là un moyen de nous repérer. Je ne parle pas de ce qu’on disait des Kabyles, des Chaouia, des Oranais, etc. »
Un silence gêné s’abattit sur le groupe. L’épicier savoura l’embarras des étudiants pendant une minute puis éclata de rire : « Mais c’est normal ! C’est comme ça qu’on fait pour se connaître. On a été séparés si longtemps par le colonialisme et par sa propagande que nous n’avons gardé que les sottises qu’il a répandues »
Et il se tourna vers un des jeunes : « On ne fume pas ! » lui ordonna-t-il sèchement.
L’étudiant sursauta : « Mais vous avez vécu partout ! Vous devriez être plus tolérant. »
Baba ou Smaïl, toujours souriant : « Donc votre excuse est de ne pas avoir assez voyagé ? Et moi qui connais les mœurs de toute l’Algérie, que je respecte en permanence et que j’adopte quand il le faut, on ne devrait pas me respecter ? »
Tout le groupe était gêné. L’épicier sourit malicieusement : « On a toujours plaisanté sur mon nom. On me demandait si j’étais Baba OU Smaïl . Je suis Baba quand tout le monde me respecte. En ce moment, je suis plutôt Smaïl »
Un silence pesant s’abattit sur l’épicerie. Les jeunes hommes burent rapidement leurs limonades et, au moment de payer, Baba ou Smaïl leva les bras au ciel : « C’est ma tournée, les enfants ! Je ne veux pas que vous me demandiez combien ça coûte : Je risque de réveiller un autre préjugé sur les Mozabites. Contrairement à ce que beaucoup de gens prennent pour une vérité établie, nous ne volons personne. Notre religion à tous nous l’interdit. »
A bon entendeur, salut !