Suspense au général, audacieux victorieux : Le Tour d’Espagne, symbole d’un salutaire retour à la normale
Primoz Roglic a remporté, dimanche, le Tour d’Espagne 2024. Sans Tadej Pogacar, qui avait écrasé le Giro et la Grande Boucle un peu plus tôt, ni la moindre armada suffisamment puissante pour cadenasser la course, cette 79e édition de la Vuelta a offert une lutte indécise jusqu’au bout et a su récompenser les plus audacieux. Autrement dit, précisément ce qu’on attend d’un grand tour.
Du haut de ses 2 864 m d’altitude, le Triglav n’est certes pas le point culminant du Vieux Continent. C’est pourtant ce sommet à « trois têtes » (la traduction littérale de son nom), emblème de la Slovénie, qui surplombe fièrement la planète cyclisme cette année. En 2024, les trois grands tours de la petite reine ont en effet été remportés par des ressortissants slovènes. Tadej Pogacar s’était déjà offert le Giro en mai et le Tour de France en juillet. Primoz Roglic a complété la collection en décrochant sa quatrième Vuelta ce dimanche. Attention, cependant, de ne pas s’y tromper : le triomphe espagnol du coureur de 34 ans n’a rien à voir avec ceux de son cadet.
Tout simplement irrésistible cette saison, « Pogi » a écrasé le Tour d’Italie de bout en bout et, si Jonas Vingegaard a fait illusion pendant une partie de la Grande Boucle, le soupçon d’incertitude qui avait émergé a été balayé dès la première arrivée au sommet. Dans un cas comme dans l’autre, l’identité du vainqueur était connue d’avance. Une réflexion qui peut tout à fait s’appliquer aux Monuments car, à l’exception de Milan-Sanremo, ils tous ont été outrageusement dominés soit par Mathieu van der Poel (Tour des Flandres, Paris-Roubaix), soit par Pogacar (Liège-Bastogne-Liège).
Chacun dans leur registre, ces deux hommes sont à part. Ce sont des extraterrestres, dont les performances devraient durablement marquer l’histoire de leur discipline et qui, à ce titre, méritent évidemment d’être saluées. Leurs démonstrations successives ont néanmoins eu pour conséquence de priver les observateurs de suspense sur quasiment toutes les grandes courses du calendrier. C’est la raison pour laquelle on attendait le Tour d’Espagne de pied ferme. En l’absence du prodige de Komenda, qui n’a pas voulu se lancer dans un triplé inédit, cette Vuelta paraissait particulièrement ouverte. Elle l’a été, pour notre plus grand plaisir.
D’accord, celui qui était favori sur le papier l’a emporté. Force est toutefois de constater que Roglic n’a pas survolé la course, loin de là. S’il s’est offert trois victoires d’étapes, à chaque fois sur des ascensions brutales correspondant parfaitement à ses qualités, le coureur de la Red Bull-Bora-Hansgrohe n’a jamais créé des écarts colossaux sur ses rivaux. Ceux-ci ont d’ailleurs longtemps pu caresser l’espoir de monter sur le podium, voire de grimper sur la plus haute marche. Le classement final en est une bonne illustration : sur le Giro et sur le Tour, le cinquième a terminé à des années-lumière du vainqueur (12’49 » et 20’06 »). Sur la Vuelta, il a fini à 5’49 » du lauréat.
En Italie comme en France, Pogacar avait très rapidement enfilé la tunique de leader pour ne plus la lâcher (ou presque), s’envolant ensuite irrémédiablement jusqu’à la victoire. La configuration de la course ibérique a été bien plus intéressante à suivre, en grande partie grâce à Ben O’Connor. Au sortir de son échappée victorieuse sur la 6e étape, l’Australien s’est emparé du maillot rouge avec près de six minutes d’avance sur le Slovène. Façon Thomas Voeckler sur le Tour 2011, il s’est ensuite admirablement battu pour rester sur son trône, avant de le céder à deux jours de l’arrivée. Sa deuxième place au général final est amplement méritée.
Jamais un élément aussi menaçant que le grimpeur de Decathlon-AG2R La Mondiale n’aurait pu prendre une telle marge sur les routes italiennes ou françaises, où l’impitoyable équipe UAE-Emirates l’aurait ramené à la raison. Mais même si elle avait plutôt fière allure, la Red Bull-Bora n’avait pas les armes pour contrôler la course. Frustrés – voire dégoûtés – par l’appétit insatiable de Pogacar et la force de frappe de son équipe plus tôt dans la saison, les aventuriers du peloton ont pu, cette fois, s’en donner à cœur joie.
Sur un parcours accidenté à souhait, les échappées sont ainsi souvent allées jusqu’au bout. Une audace incarnée à merveille par les gars de la Kern-Pharma qui, menés par l’épatant Pablo Castrillo, n’ont pas nourri de complexe d’infériorité et ont levé les bras à trois reprises, un bilan tout à fait remarquable pour une formation invitée. Quant à UAE, elle a vite revu ses plans après le forfait de Joao Almeida. Ses hommes ont attaqué tous azimuts, décrochant trois bouquets et le maillot à pois. Mention spéciale à Marc Soler, infatigable attaquant au sens tactique discutable mais au panache indéniable.
Pour compléter ce tableau réjouissant, on aurait aimé que Wout van Aert aille jusqu’au terme de son entreprise folle, à savoir remporter à la fois le classement par points et celui de meilleur grimpeur. Le Belge est cependant lourdement tombé dans une descente glissante et le voir abandonner, la mort dans l’âme, a été un crève-cœur. Du suspense, une bataille à l’issue incertaine pour la victoire finale, des audacieux récompensés, de belles histoires et des émotions : en fin de compte, la Vuelta 2024 a concentré tout ce qu’on apprécie dans une course de trois semaines. Ce retour à la normale, sans extraterrestre à l’horizon, a donc eu du bon.