SH 2030 : Les dessous d’un désastre monumental

Le projet de transformation de Sonatrach, baptisé le SH2030 et présenté comme celui qui allait propulser la compagnie pétrolière au rang des cinq NOCs (national oil companies) majors au monde, est tombé à l’eau, infligeant au groupe pétrolier une perte sèche de plus de 30 millions de dollars uniquement dans le volet étude.
Le limogeage d’Abdelmoumen Ould Kaddour, qualifié de résidus de la bande, un vocable désignant le régime de l’ex-président Abdelaziz Bouteflika, allait sonner le glas du projet, censé servir de pilote pour d’autres secteurs économiques.
Le SH2030 a été définitivement plié et mis au placard récemment par une collation d’adieu organisée au siège de la compagnie au profit des consultants étrangers ayant travaillé sur le projet.
Confié au bureau de consulting américain Boston consulting group (BCG), le projet SH2030 devait doter la compagnie, selon ses concepteurs, des standards reconnus en matière de management dont la digitalisation servira de poumon à cette transformation. BCG, qui offre ses services de consulting dans plusieurs segments y compris dans les produits de luxe, a aussi été retenu pour le développement de la compagnie pétrolière saoudienne Aramco avec le même label (vision 2030 pour Aramco).
BCG qui se targue de brasser 12 000 consultants est épaulé par son concurrent américain McKinsey (14 000 consultants) dans ce projet. Le bureau d’études américain projétait d’ouvrir une anténne en Algérie en faisant du SH2030 sa carte de visite pour glaner d’autres projets de transformation.
Lancé en Septembre 2017 à coup de battage médiatique tant l’ex-PDG de Sonatrach, Abdelmoumen Ould Kaddour, nommé la même année, en a fait son plus important chantier. Il affirma lors de toutes les rencontres avec les cadres de la compagnie qu’il tient à réaliser ce projet coûte que coûte. « Ce projet je le ferai avec ou sans vous, de préférence avec vous », leur a-t-il assené.
Ould Kaddour avait également fait la promotion de la stratégie SH2030 à l’APN.
Plusieurs sources ont soutenu que le projet a été initié à l’instigation de l’ancien ministre de l’Energie, Chakib Khelil.
Fort du soutien de Saïd Bouteflika, le conseiller de l’ex- président de la République Abdelaziz Bouteflika, Khelil, de retour en Algérie en 2016 après cinq années d’exil forcé, coopta Ould Kaddour à la tête de la Sonatrach et Mohamed Guitouni au ministère de l’Energie à la place de Noureddine Boutarfa, limogé en pleine réunion de l’Opep à Vienne.
Ould Kaddour: « Ce projet je le ferai avec ou sans vous »
Outre la transformation de Sonatrach, BCG était aussi chargé d’élaborer la nouvelle loi sur les hydrocarbures, un texte qui devait être remis à l’appréciation du Parlement en juin 2018.
La loi sur les hydrocarbures, qui essuya de nombreuses résistances, était censée consacrer la nouvelle politique énergétique en Algérie, plus particulièrement la révision de la règle 51/49 en matière d’investissement et le régime fiscal imposé aux compagnies pétrolières étrangères.
BCG avait aussi recommandé un partenariat ciblé principalement avec les compagnies américaines et françaises au détriment des italiennes, espagnoles, britanniques, chinoises ou russes.
Après avoir effectué une évaluation de la situation de l’entreprise, BCG dégage 35 initiatives de transformation brassant tous les secteurs d’activité du groupe.
Toutefois, 29 seulement seront lancées, parmi elles on cite la BDM (Business développement management), la centralisation des achats (Procurement and logistic « P & L »), la digitalisation , le cloud, les énergies renouvelables, l’intégration nationale, l’audit et la refonte des ressources humaines.
L’initiative des ressources humaines devait former les Top 200 managers (des directeurs) en leadership, une initiative qui n’a pas été achevée, suivie des Top 200 jeunes futurs leaders, une initiative qui n’a jamais vu le jour.
Ould Kaddour martelait à chaque sortie médiatique que ce plan de transformation permettra à Sonatrach d’engranger des revenus de 67 Milliards de dollars d’ici 2030, une projection qui relevait du domaine du coup d’éclat tant les secteurs des hydrocarbures sont tributaires des fluctuations du marché pétrolier et des tensions géo-politiques.
Un projet et des ambiguïtés
Pour lancer le projet, la direction générale a mis en place une direction de transformation (TRF) au 9e étage du siège et à la tête de laquelle a été parachuté Fethi Arabi, un cadre qui était en voie de garage et auquel ont été confiées des missions auparavant sans succès, ont confié au Jeune Indépendant ses collègues.
De son côté, BCG dépêcha une armada de 40 à 50 consultants en majorité des Français et des Belges (en raison des contraintes linguistiques), dirigée par le français Francois-Régis Turc.
Fethi Arabi, directeur de la TRF
La direction décida alors de pourvoir la TRF de 15 de jeunes cadres suite à des entretiens et tests conduits par de jeunes consultants de BCG et pour lesquels se sont présentés des candidats de toutes les unités du groupe disséminées à travers le territoire national.
Suite à cette série d’entretiens et tests, certains ont été retenus pour leur excellent résultat, et d’autres ont été imposés malgré un résultat en dessous de la note requise de 14/20.
Une fois retenus, ces 15 jeunes cadres, parmi les 154 interviewés, ont été affectés à la direction générale à partir d’Avril 2018 pour un détachement de 6 mois au moins. Ce team était présenté comme la locomotive du projet SH 2030 et en tant que futurs leaders du géant pétrolier .
Or, ces cadres ont découvert une toute autre réalité, pleine d’ambiguïté, « Nous sommes restés des semaines à nous poser des questions : pourquoi on nous a ramenés ici ? Qu’est-ce qu’on attend de nous au quotidien ? Quel est le plan de carrière nous concernant ? Lors de l’entretien et lorsque nous avons été retenus on nous a dit que nous sommes les futurs leaders de l’Entreprise, qu’on allait nous former, qu’on allait ensuite nous affecter à des postes clés. Mais une fois sur place, grande a été notre déception. », a affirmé un des membres du team .
Les membres s’étaient retrouvés sans aucune planification, dans une totale improvisation et sans aucun objectif . « Chacun de nous essayait tout de même de faire de son mieux pour s’intégrer et se rendre utile en apportant son aide aux équipes des projets. Quant à BCG, c’était une boîte fermée, les consultants n’étaient pas dans le partage avec nous, nous ne savions pas réellement ce qu’ils faisaient au quotidien ni comment. »
« Arabi était plus préoccupé par la satisfaction des consultants et la présentation du SH2030 durant les sorties du PDG que par les missions pour lesquelles nous avons été détachées », a affirmé avec grande déception un des 15 cadres qui a claqué la porte du projet. « Il nous arrivait de forcer les consultants à partager leur travail avec nous, mais si quelqu’un les contrariait, il se retrouvait sur la liste noire d’Arabi », a ajouté notre interlocuteur, rappelant un incident entre un jeune cadre qui a été éjecté de la TRF parce qu’il a posé une question à une consultante française du nom d’Auriane et à laquelle elle n’a pu fournir de réponse.
« Certains consultants étaient vraiment limités et n’avaient aucune expérience. Quand ils sont incapables de répondre à nos questions sur les initiatives, ils deviennent muets comme des carpes ou restent évasifs ou nous évitent », a révélé une des participantes au projet.
En outre, le SH2030 a été très convoité au point ou des dignitaires du régime et de hauts responsables tenaient à y parachuter leurs enfants à l’image de la fille de Mohamed Rougab, secrétaire particulier de l’ex-président Abdelaziz Bouteflika, ou de la fille d’un« puissant » recrutée à sa sortie d’université en juin 2018.
Au 9e étage, les consultants au SH2030 étaient des rois
Des consultants choyés
C’est ainsi que Fethi Arabi aurait utilisé son poste pour renouveler l’ossature de la TRF en attirant les enfants de puissants et en écartant les autres fussent-ils de brillants éléments.
En même temps, les consultants de BCG étaient choyés et royalement payés. Selon des responsables au sein de la DG, un consultant sénior comme le Français Francois-Régis Turc, ou les consultants belges ou mexicains percevaient des salaires de 6 000 à 7 000 euros par jour, tandis que les consultants juniors, à savoir les débutants, percevaient des salaires entre 1 000 et 2 000 euros. Il s’agit des honoraires les plus élevés au monde dans le domaine du consulting. « Tous les consultants juniors étaient des Français ou Belges à l’image de Sebastien, Bart, Ansalem, Simon, Stanislas, Aurianne et qui manquaient cruellement d’expérience », indiqua l’un des cadres interrogés.
La plupart des consultants n’étaient pas experts, c’était des jeunes débutants, qui venaient apprendre sur le dos de Sonatrach pour enrichir leur CV pour pouvoir gravir les échelons au sein de leur groupe BCG au détriment de la qualité du consulting dispensé pour Sonatrach.
En plus de leurs salaires, ces consultants étaient tous nourris, logés et blanchis à l’hôtel Aurassi aux tarifs des chambres les plus chères. Ils bénéficiaient de billets d’avion aller-retour chaque semaine en plus d’un diner en groupe offert par Sonatrach chaque mercredi. Le montant de 25 millions de dollars de coût du projet avancé par les médias est en deçà de la réalité, selon ces responsables. « On peut parler d’au moins 30 millions de dollars si on compte les frais de la logistique, des campagnes de lancement et de promotion de SH 2030 ».
Or, la grosse perte n’est pas seulement financière, c’est l’échec d’un projet qui affectera la crédibilité de l’entreprise avec ses partenaires et surtout au sein du groupe et dans toutes les unités, notamment envers ces jeunes cadres auxquels on a fait miroiter une transformation basée sur les compétences et que ce projet a le plus brisés.
Les cadres compétents ayant participé à ce projet au 9e étage de la DG et qui se voyaient, tel qu’il leur a été promis, les futurs leaders de cette transformation se retrouvent aujourd’hui blasés dans leurs structures d’origine. Ils se sentent comme « des cobayes ou dess faire-valoir dans une immense imposture », nous révèle un responsable qui avait encouragé un de ses éléments à rejoindre le SH2030 quittant sa famille et sa ville pour une illusion.
Les sceptiques au sein de Sonatrach voyaient, au départ ce projet voué à l’échec en raison de l’instabilité au niveau du management.
Cette décision ne manquera pas de susciter des interrogations sur ce qui incombe véritablement la responsabilité de cet désastre financier payé par les contribuables.
Le flop de SH2030 s’ajoute aux autres ratages essuyés par la compagnie notamment l’achat de la raffinerie d’Augusta et les projets réhabilitations des raffineries d’Arezw et de Sidi Rcin, deux affaires qui seront sur les colonnes du Jeune Intendant sous peu.
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