Nicolas Sourisce, maître de conférences à l’EPJT, au Jeune Indépendant : « L’éducation aux médias fait partie de l’éducation à la citoyenneté »
Journaliste, maître de conférences à l’Ecole publique de journalisme de Tours (EPJT), Nicolas Sourisce est actuellement chef de département Info-Com et référent d’éducation aux médias et à l’information (EMIEMI L’éducation aux médias et à l’information vise à développer les connaissances et les compétences des individus pour leur permettre d’utiliser avec discernement les médias de manière critique et créative tant dans la vie quotidienne que professionnelle.) . Dans cet entretien, Nicolas Sourisce revient sur son expérience en EMI et l’importance de l’éducation aux médias et à l’information, non seulement pour les étudiants des écoles de journalisme mais aussi dans l’éducation nationale, c’est-à-dire dans l’initiation des élèves à la vérification de la bonne information dans le cursus scolaire.
Le Jeune Indépendant : L’émergence de l’infox et de la manipulation aujourd’hui, en particulier sur la sphère numérique, nous incite à parler davantage de l’EMI, c’est-à-dire de l’éducation aux médias et à l’information, comme un enjeu majeur. Pourquoi ?
Nicolas Sourisce : Parce que, à mon avis, la démocratie s’appuie sur l’accès à l’information, tout simplement. Si l’on veut être des citoyens éclairés, il faut être des citoyens informés, et face à ce qu’on appelle l’infobésité, c’est-à-dire trop d’informations, des informations qu’on arrive parfois à sourcer et souvent non. On est finalement face à un danger démocratique dans la mesure où lorsqu’on est mal informé, on ne comprend pas bien le monde qui nous entoure. Pour avoir des choix éclairés d’un point de vue démocratique, cela devient compliqué. Que ce soit pour choisir nos élus ou pour choisir une vie associative. Pour s’impliquer dans le territoire dans lequel on vit, si l’on ne comprend pas ce territoire ou si l’on ne comprend pas les personnes qui vivent sur ce territoire, l’implication est moindre. C’est pourquoi l’information est une partie essentielle dans la connaissance de ce territoire et dans la connaissance de la sociologie du territoire.
Donc, l’éducation aux médias et à l’information est, avant toute chose, un projet démocratique ?
On pourrait presque dire que ça fait partie de l’éducation à la citoyenneté, à être et à devenir citoyen. Il faut donc aider les gens à s’y retrouver dans ce flux d’informations beaucoup trop protéiformes et surtout qui sont des flux dans lesquels se cachent beaucoup de mésinformation (fausse information) sinon de désinformation (désinformation). Et c’est là où l’éducation aux médias et à l’information a un rôle essentiel à jouer, à savoir celui de permettre à tout un chacun de s’y retrouver dans le flux d’informations.
Pensez-vous que l’EMI peut faire face à tous les enjeux de désinformation, de manipulation, voire au désordre informationnel ?
Non, ce serait beaucoup trop ambitieux que de donner à l’EMI cette mission. D’ailleurs, c’est intéressant parce que lorsqu’on interroge des journalistes qui travaillent beaucoup dans la lutte contre la désinformation, soit en travaillant sur ce qu’on appelle le fact-checking ou le débunking, tous disent avoir l’impression de devoir vider l’océan à la petite cuillère tellement la tâche est immense et tellement les ressources qu’on met à la lutte contre la désinformation sont presque dérisoires face à la désinformation elle-même. Donc, non, il ne faut bien évidemment pas penser que l’EMI va tout résoudre. C’est une petite brique dans la construction d’une maison que représente la lutte contre la désinformation, mais c’est quand même une brique essentielle.
Je pense qu’on est, en quelque sorte, dans les fondations de la maison, et il faut essayer de toucher un maximum de personnes dans l’éducation aux médias et à l’information pour que chacun puisse avoir comme repères essentiels quelques pratiques informationnelles, je dirais positives, pour avoir une bonne information. L’éducation aux médias et à l’information est une partie de l’éducation à la citoyenneté, ce n’est pas toute l’éducation à la citoyenneté. Cela doit aussi être inculqué dans les familles, dans les clubs de sport, dans les associations, à l’école mais aussi sur les lieux de travail. Aujourd’hui, les entreprises ne se posent pas la question de savoir si l’on doit être acteur ou actrice d’une éducation aux médias et à l’information. Mais à mon avis, il est temps qu’on se la pose.
Vous avez dit que l’éducation aux médias est un projet, donc une solution parmi d’autres, mais on constate, par exemple, lors des assises de l’EMI, qu’on parle d’éducation aux médias et de sport. Selon vous, l’éducation aux médias touche-t-elle actuellement tous les domaines ?
Elle ne touche pas à tous les domaines mais cela devrait être le cas. Il est vrai que dans les clubs sportifs par exemple, là où il y a beaucoup de brassage de populations chez les jeunes et chez les moins jeunes, il pourrait être intéressant d’intégrer des projets d’éducation aux médias et à l’information.
On n’est pas dans le cadre scolaire, on n’est pas dans le cadre familial, c’est un autre cadre, mais il y a beaucoup de brassage et, souvent, le brassage permet de faire aussi des ateliers intéressants d’éducation aux médias et à l’information. Donc, le sport peut être partie prenante de cette éducation aux médias.
D’ailleurs, on le constate quand on parle avec des éducateurs sportifs. Ils ont parfois presque l’impression de remplacer la cellule familiale ou la cellule parentale. Ils sont donc conscients. Ils ont à cœur d’avoir un rôle social. Ce ne sont pas juste des entraîneurs de basket, de foot, de hand, de tennis, peu importe le sport, ce sont aussi des personnes qui entrent dans la vie des jeunes, et donc, ils ont aussi un rôle éducatif. Quand on rencontre des gens, on dit bonjour, on dit au revoir, on s’intéresse aux gens. Tout ce rapport à l’altérité, finalement les clubs de sport le pratiquent au quotidien. Et l’éducation aux médias et à l’information, c’est une sorte de rapport à l’autre que l’on va apprendre à connaître via l’information.
Dans le même contexte, vous avez lancé un projet pour les jeunes reporters de 8 à 10 ans, qui vise aussi une tranche d’âge qui est une cible du contenu numérique. Pouvez-vous nous parler de cette expérience ?
On a accompagné le projet, ce n’est pas nous qui l’avons créé, mais un enseignant d’une commune qui est à une trentaine de kilomètres de Tours, qui s’appelle Bourgueil, dans la région du Chinonais. Cet enseignant, qui avait des classes de CE2, avait créé un site d’information pour que les jeunes élèves du CE2 puissent avoir un premier rapport à la fabrique de l’information. Il racontait la vie de l’école, la vie de la commune, il n’y avait pas d’ambition si ce n’est de confronter des jeunes à ce qu’est l’information. Un jour, il est venu nous voir à l’école de journalisme de Tours pour nous faire part de ce qu’il faisait et nous demander si cela nous intéresserait de participer à l’aventure ? Evidemment, j’ai dit oui parce que c’est une très belle aventure qu’il avait initiée. Des étudiants se sont prêtés au jeu et chaque étudiant était parrain ou marraine d’un enfant ou de plusieurs enfants de la classe de CE2. Ainsi, on les a accompagnés pendant des années.
Actuellement, ce monsieur a quitté l’éducation nationale, il fait totalement autre chose. Néanmoins, le projet perdure. Il a été repris par d’autres personnes, notamment des anciens qui avaient connu ça en CE2 et qui sont aujourd’hui étudiants. La Maison familiale et rurale est aussi maintenant partie prenante de ce projet. Même si on est actuellement moins nombreux sur ce projet là, il reste que c’est un projet qu’on a accompagné peu de temps après sa naissance, et ce plusieurs années durant. Aujourd’hui, il s’intitule « Jeune reporter ».
L’éducation aux médias et à l’information est un projet qui s’inscrit à long terme. A qui s’adresse réellement l’EMI ?
Je pense que la cible principale ce sont les enfants dans l’éducation nationale parce que, en tout cas en France, les moyens ont été mis via le Centre pour l’éducation aux médias et à l’information (CLEMI), notamment en direction de l’éducation nationale. Si l’on arrive à toucher des tranches d’âge entières au sein de l’école, ça va essaimer et toucher beaucoup de personnes. Ça, c’est en théorie.
En réalité, on se rend compte que même si l’EMI transparaît dans les programmes nationaux, beaucoup d’enfants passent à côté de l’éducation aux médias à proprement parler. Ils ne sont pas nombreux dans les collèges ou dans les lycées. Parfois, il y a des enseignants qui s’y prêtent et qui sont porteurs de projets, mais très souvent, les enfants, les jeunes collégiens ou les lycéens passent totalement à côté.
Si on pense que l’éducation nationale suffit à aller chercher toute la population française, là encore, on se trompe. Il faut aller chercher les gens là où ils sont : dans les villes mais aussi en milieu rural. On oublie souvent le milieu rural dans les politiques d’éducation aux médias et à l’information ; les gens sont en dehors du monde du cadre scolaire. Il y a des jeunes qui sont déscolarisés, d’autres sont dans les quartiers, les associations, les clubs de sport. En fait, ils sont partout, et certains n’ont jamais eu l’idée de faire de l’éducation aux médias et à l’information parce que cela ne faisait pas partie de leurs programmes scolaires. Ces gens-là, il faut aller les chercher, mais là encore, on en revient à cet océan qu’il faut vider à la petite cuillère.
C’est beaucoup trop de monde et on n’est pas assez nombreux pour faire ça. On n’est pas « EMI-ste », ça n’existe pas les « EMI-stes ». Ce sont souvent des journalistes qui vont faire un petit peu d’EMI parce qu’ils estiment que c’est pour eux un devoir de faire de l’éducation aux médias et à l’information, et ils vont y consacrer une partie de leur temps de travail. Aujourd’hui, il n’y a pas de structures typiques d’EMI si ce n’est le CLEMI qui, lui, n’intervient qu’au sein de l’éducation nationale.
Aujourd’hui, on est donc face à un paysage assez morcelé qui, finalement, repose sur la volonté de certains de s’impliquer dans l’EMI lorsqu’on quitte le cadre de l’éducation nationale. Celle-ci est à peu près bien structurée même si, en réalité, l’EMI, c’est un peu de saupoudrage.
Encore aujourd’hui, il faut l’avouer, ça fonctionne grâce à la bonne volonté des enseignants. Il y a des enseignants qui s’accrochent à des projets et d’autres qui n’en font pas très souvent. On se rend compte quels sont les enseignants qui font de l’EMI : ce sont les professeurs documentalistes principalement, les professeurs de français, les professeurs d’histoire-géographie ou de lettres. C’est à peu près tout.
Les professeurs de sciences n’y vont pas, les profs de PS (éducation physique et sportive) n’y vont pas, et c’est dommage parce qu’il y a beaucoup de désinformation, dans le monde scientifique notamment. Toutes ces catégories, il faudrait, à un moment donné, les convaincre que l’EMI c’est important. Ça passe aussi par la formation d’enseignants car, si dans le cadre de leur formation ils n’ont pas travaillé sur ces compétences de l’éducation aux médias et à l’information, une fois qu’ils seront dans les collèges ou les lycées, ils ne le feront pas non plus. Il faut aussi que les pouvoirs publics consacrent du temps à l’EMI dans les programmes scolaires.
L’éducation aux médias et à l’information n’est pas une discipline en France, on veut la mettre partout pour, en réalité, ne la mettre nulle part. Si aujourd’hui, au collège, en 6e, en 5e, en 4e, en 3e, on se dit que chaque semaine, il y a une heure ou deux heures qui sont consacrées à l’éducation aux médias et à l’information, à ce moment-là, on aura gagné quelque chose. Après, il faut avoir les moyens humains pour pouvoir le faire. Il faut mettre noir sur blanc que l’éducation aux médias et à l’information est un moment d’éducation au même titre que les mathématiques, le français, l’histoire-géo, au même titre que le sport, la musique et le dessin.
Tout ce qui est disciplinaire aujourd’hui à l’école en France est cadré dans un emploi du temps pour les élèves. L’EMI n’est pas une discipline, ça n’apparaît pas, c’est dispersé.
Vous avez parlé de la formation. Donc, un enseignant doit être formé en EMI pour pouvoir l’enseigner, et vous, vous êtes référent d’EMI à l’EPJT et vous êtes également directeur du département Info-com. Quel rôle doivent incarner les écoles de journalisme pour former en EMI, notamment à l’EPJT ?
C’est une question qu’on s’est vraiment posée. L’EPJT a connu un grand bouleversement en 2018 puisqu’on est passé à un niveau master. Avant, on était à un niveau post-bac puis on est passé au niveau master. Quand on a construit la maquette du master, c’est là que l’on s’est demandé si l’EMI pouvait être un acte pédagogique fort dans la construction des pratiques professionnelles des étudiants en journalisme ? Et on s’est dit que oui, l’EMI peut apporter des choses à des jeunes qui se destinent au métier de journaliste.
Pourquoi ? Pour deux raisons. La première, c’est parce que cela va les obliger à réfléchir sur les pratiques professionnelles qu’ils sont en train d’apprendre parce que l’éducation aux médias et à l’information c’est expliquer à des personnes qui ne connaissent pas le monde de l’information comment on construit une information, comment on fabrique une information, comment on trouve un sujet, comment on trouve un angle, comment on vérifie les informations que l’on vous rapporte quelquefois ou que l’on va chercher en tant que journalistes. C’est donc tout ce cursus de fabrique de l’information qu’ils apprennent dans notre école de journalisme, et en EMI, ils sont obligés de l’expliquer à d’autres, donc, expliquer quelque chose qu’on apprend. On s’est dit que d’un point de vue pédagogique, cela avait un intérêt parce que cela a au moins une valeur réflexive pour eux.
Deuxièmement, on s’est dit que si l’on introduisait l’éducation aux médias et à l’information dès les cursus de formation en journalisme, cela va permettre à ces jeunes journalistes de donner une importance à l’EMI dans leur future carrière de journalistes parce que, à mon avis, les journalistes ce sont des acteurs essentiels de l’EMI dans un pays.
Aujourd’hui, ce n’est pas étonnant si en France les seules certifications en EMI qui existent sont nées de la réflexion de la profession de journaliste. Ce ne sont pas les pouvoirs publics qui ont voulu créer une certification en EMI, ce sont, ce qu’on appelle en France, les commissions parité nationale emploi formation des journalistes de presse et des journalistes audiovisuels qui ont parlé de créer une certification EMI parce que les journalistes doivent être acteurs de l’EMI en France. Donc, si on inculque ça dès les premiers apprentissages de journaliste, on peut assurer que nos journalistes de demain consacreront une partie de leur temps de travail à l’EMI.
Ainsi, on va participer, à notre modeste échelle évidemment, à former des journalistes qui vont intégrer l’idée que l’éducation aux médias et à l’information fait partie du métier de journaliste. En fait, c’est ça notre rôle, et ça devrait, aujourd’hui, faire partie des devoirs du journaliste que de participer à cette éducation. A mon avis, ça va devenir une pratique journalistique. Ce n’est pas encore dans les chartes, ce n’est pas encore dans les textes, il faut qu’on y réfléchisse.