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Nationale

L’historien Hosni Kitouni au Jeune Indépendant : «Nous ne devons pas laisser la France écrire notre histoire»

L’historien Hosni Kitouni au Jeune Indépendant :  «Nous  ne devons pas laisser la France écrire notre histoire»

Pour l’historien Hosni Kitouni, la colonisation est sans doute parmi les sujets les plus mal connus en Algérie. Il estime que faute d’avoir «notre propre interprétation du passé, nous sommes forcés d’aller la chercher là où elle existe». Et elle existe, selon lui, dans la « bibliothèque coloniale ».

L’auteur des livres « Kabylie orientale dans l’histoire » et « le désordre colonial » aux éditions Casbah insiste sur l’impératif d’écrire l’histoire de la colonisation « du point de vue qui est le nôtre et ne pas la laisser exclusivement aux Français ».

Le Jeune Indépendant : À votre avis, l’Algérie a-t-elle suffisamment écrit sur la guerre de libération nationale ?

Hosni Kitouni : Au sortir d’une guerre d’indépendance terriblement meurtrière et douloureuse, nous avons connu une longue phase de retour vers soi, faite de témoignages et de récits, une sorte de catharsis collective pour exorciser la peur et les cauchemars de la nuit coloniale. Les gens avaient besoin d’extérioriser les souffrances et les non-dits de la guerre. Se raconter, parler des proches disparus, des blessures et des accablements mortifères. C’est tout à fait naturel, cela se passe ainsi après toutes les guerres.  L’inénarrable, la parole réprimée, les silences trouvent enfin la liberté de se dire et de se dire en public. Tout le monde était à l’écoute de tout le monde. La presse, la radio tournaient leurs micros aux anonymes, aux combattants, aux prisonniers et personne n’hésitait à livrer son secret, son message.

Ensuite, il est venu le temps de l’histoire académique, malheureusement elle a été strictement  contrôlée par l’État et ses institutions et notamment le FLN. De sorte que la restitution du passé a concerné exclusivement l’histoire de la guerre de libération dans une perspective apologétique et héroïsante des dirigeants et des élites dominantes. L’exaltation des hommes et des évènements dédiés au seul mérite du moment, ceux sortis vainqueurs de la crise politique de 1962. Il a fallu attendre l’ouverture post 1989, pour voir enfin, les historiens s’emparer des  vraies questions et travailler de manière un peu plus libre.

Un travail considérable institutionnel et académique sur la guerre de libération et le mouvement nationaliste a été fait, il est de qualité inégale, mais il existe. Le voile a été levé sur beaucoup de sujets considérés jusque-là comme tabous, des personnages, hier ostracisés, ont été sortis à la lumière.

Les universités, les centres de documentation, ont recueilli une masse considérable de témoignages des anciens moudjahidines,  de nombreux acteurs ont livré leurs mémoires, de sorte  que l’on peut dire que sur la guerre de libération, il y a aujourd’hui une bibliothèque conséquente. Est-elle suffisante ? En histoire, il y a toujours des questions nouvelles qui se posent, des sources qui sont découvertes, des témoins apparaissent, d’où la nécessité de revenir sur les évènements.

Enfin, il y a la perspective historienne, des champs immenses n’ont pas été investigués et restent inexplorés, je pense à une histoire qui s’intéresse enfin aux gens d’en bas, au peuple des anonymes et à la vie de tous les jours. Très peu de travaux en micro-histoire pourtant celle-ci aide à connaitre la société dans les expressions plurielles. Sur la guerre d’indépendance et le mouvement nationaliste : nous manquons de connaissance du travail militant, du soutien logistique aux maquis…il nous manque  l’arrière scène  de la lutte armée.  Nous avons surtout écrit sur les acteurs de premier plan, mais très peu sur ceux qui ont travaillé à l’ombre.

Si non, quelles sont ou quelles seraient les raisons ?

Il ne faut jamais oublier que l’histoire est la discipline la plus interactive avec la politique. Elle est  politique dans le sens où elle éclaire le présent par le passé et par conséquent elle pèse sur ses enjeux.  De sorte  qu’elle est souvent sollicitée comme discours de légitimation des Pouvoirs en place. Elle influe ainsi sur la mémoire du passé et ses célébrations publiques ;  en un mot la politique peut rarement se passer de l’histoire d’où la  tentation pour les historiens  de se mettre au service de… Raison pour laquelle il faut être très vigilent  et créer les conditions d’une véritable indépendance du savoir historique, parce que c’est par la recherche de la vérité que nos connaissances avancent et que les sociétés progressent.

Comment peut-on faciliter le travail des historiens ?

Le travail des historiens commence d’abord par une bonne formation au métier, à son savoir, ses techniques, ses méthodes etc. Donner une culture historienne valable et surtout ouverte. Il faut donc diagnostiquer ce qui se fait à l’Université, déterminer les insuffisances, sérier les problèmes pour engager une vraie réforme de l’enseignement de l’histoire. De ce point de vue, aussi bien la qualité de la formation des historiens, leurs productions que les champs de leurs intérêts ne sont pas à la hauteur des exigences académiques reconnues  partout dans le monde.

De nombreux enseignants se plaignent de cette situation inacceptable qui a pour conséquence l’absence d’une production historienne de qualité. Je ne parle pas de censure, mais tout simplement d’inaptitude à travailler et produire de manière scientifique. Des revues d’histoire prestigieuses ont disparu, et il n’existe plus sur le champ éditorial de publications dédiées à l’histoire. C’est une question de moyens et aussi de conception générale du rôle de l’histoire dans la société et donc à la manière dont on l’enseigne.

Il faut dans cette perspective penser l’efficacité de l’historien comme à celle des scientifiques et des médecins. Un mauvais médecin comme un mauvais historien risque de faire un mauvais diagnostic  d’où dépendent les soins. Si le médecin soigne le corps des individus, l’historien forme la conscience du citoyen.

Le 5 Juillet est la fête de l’Indépendance et de la Jeunesse. Pensez-vous que la jeunesse algérienne est suffisamment au fait de l’histoire du colonialisme français et de la Révolution des Algériens qui ont arraché à prix fort l’indépendance du pays ?

La colonisation est sans doute le sujet le plus mal connu en Algérie, on ne l’enseigne pas comme objet de connaissance parce qu’on considère qu’étudier la colonisation c’est parler du colonisateur. Et pour éviter cela, on aborde cette période par d’autres biais, les résistances et le nationalisme. Or c’est là une erreur préjudiciable, parce que faute d’avoir notre propre interprétation du passé, nous sommes forcés d’aller la chercher là où elle existe, et elle existe dans la « bibliothèque coloniale ».

Les réseaux sociaux abondent de textes, de livres repris de Gallica (Bibliothèque numérique de la Bibliothèque nationale de France) et qui sont présentés sans aucune distance critique, comme s’il s’agissait d’une parole de vérité. Voilà comment nous nous retrouvons sous l’influence du savoir colonial. Or ce n’est pas seulement le citoyen lambda qui est victime de cette influence, y compris les étudiants et les doctorants qui usent et abusent de la bibliothèque coloniale pour leur recherche. Nous devons impérativement écrire l’histoire de la colonisation du point de vue qui est le nôtre et ne pas la laisser exclusivement aux Français. Cela implique de discuter sur les postulats  et préalables théoriques d’écriture de cette histoire.

Devrait-on enseigner cette partie de l’histoire de 1830 à 1962 de manière plus accrue afin d’inculquer aux jeunes les valeurs de nos glorieux martyres ?

Je crois que la meilleure manière d’éduquer nos enfants pour les préparer à être des femmes et hommes libres et responsables, c’est de leur enseigner l’histoire de leur peuple. Non pas une histoire apologétique et héroïsante, mais celle qui restitue la vie des hommes et des femmes qui ont préservé ce pays des anéantissements successifs.  On parle des Héros, mais on oublie de dire ce qui leur a permis de le devenir, c’est-à-dire le sacrifice des combattants sans nom et sans visage. Il y a mille et une manières de rendre l’enseignement de l’histoire attrayant, plaisant, instructif en cessant simplement de braquer notre regard sur les seuls évènements violents et meurtriers.

L’Algérie a pu rapatrier de France quelques crânes des chouhadas de la résistance populaire du XIX e siècle, mais un nombre plus important croupit toujours dans les musées français. Pourquoi la France ne restitue-t-elle pas à l’Algérie l’ensemble des crânes algériens pour qu’ils puissent être enterrés dignement ?

Reconnaitre que l’on détient un patrimoine considérable de biens culturels et symboliques, cela veut dire reconnaitre qu’on les a pillés et par conséquent cela ouvre la porte à toutes sortes de revendications des peuples anciennement colonisés. À cette allure les musées français risquent de se vider, des institutions disparaitre. Il faut savoir que le Louvre s’est construit autour des biens pillés d’Égypte et que 80% de son patrimoine est issu du pillage colonial. La France culturelle s’est construite sur l’idée de la Grande France impériale, lui enlever les objets sur lesquels repose ce fantasme colonial, c’est la forcer à des révisions déchirantes, révision qu’elle n’est pas prête à affronter comme par exemple  reconnaitre que la colonisation est un crime contre l’humanité.

La France avait commis un véritable génocide en Algérie surtout au 19e siècle. On peut énumérer les enfumades du Dahra, les massacres de Laghouat, ceux du sud-ouest algérien, etc…Mostefa Lacheraf parle de 10 millions de morts durant le long cauchemar algérien de 132 ans. C’est pire que la shoah qui, elle en revanche, a amené la France et l’Occident à demander éternellement pardon au peuple juif. Et niet envers le peuple algérien. Pourquoi ?

Il faut être très prudent quand on parle de chiffres, surtout ceux des pertes du peuple algérien durant la période coloniale. Deux raisons justifient cette prudence, la première c’est qu’il n’y avait pas en 1830 de données statistiques vérifiables sur le nombre de la population algérienne. Les estimations des voyageurs étrangers et des chroniqueurs varient entre 1.5 million (chiffre donné par le consul d’Amérique à Alger en 1827, et le chiffre donné par Hamdane Khodja de 10 millions d’habitants.

Les estimations françaises varient entre 3.5 et 4.5 millions pour la population de 1830, chiffres corroborés par le démographe algérien Kamel Kateb.  Le premier recensement plus ou moins crédible fait par les Français en 1872, établi le chiffre de la population algérienne à 2.2 millions. Le démographe français Ricoux, admet lui-même une perte estimée à 1.5 millions d’Algériens entre 1830 et 1870.

Des morts par le feu, les famines, les épidémies etc toutes consécutives à la colonisation et ses effets.  Cela fait néanmoins, un tiers de la population qui a disparu. C’est absolument considérable, c’est un vrai génocide. Mais il n’est pas le seul, il y a le génocide culturel, ce qui a été détruit, comme biens culturels, religieux, symbolique…

Il nous faut bilanter tout cela, diagnostiquer, sérier, lister, tout le mal fait par la colonisation ensuite se présenter au monde avec nos exigences de reconnaissance et de réparation.



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