L’écrivaine Hajar Bali : « Partout le même ciel, les mêmes joies, les mêmes précipices »
À quelques encablures de la cathédrale du Sacré-Cœur d’Alger, après avoir trouvé porte close au premier café-restaurant prévu pour l’entretien, Le Jeune Indépendant a trouvé chaussure à son pied en s’entretenant avec l’auteure Hajar Bali, dans un établissement aux allures un brin « snob », flanqué de ses fameuses herbes artificielles, mais qui, au bout du compte, ne manquait pas de convivialité. Autour de son nouveau roman Partout le même ciel, paru cette année en simultané aux éditions Barzakh (Algérie) et Belfond (France), l’autrice y livre des réflexions subtiles qui illuminent son œuvre. Un entretien à la fois sympathique et très instructif, animé par une voix majeure du paysage littéraire algérien contemporain.
Le Jeune Indépendant : Cette année, vous avez publié votre nouvel opus, Partout le même ciel. Quelle réflexion a nourri votre désir de l’écrire ?
Hajar Bali : À l’origine, j’ai toujours pensé qu’il était important de réfléchir aux héritages et aux filiations qui façonnent notre société. J’ai, donc, entrepris l’écriture de ce roman, dans l’optique de mettre en lumière, même de manière encore décousue, toute l’histoire qui nous a traversés en tant que Maghrébins, Méditerranéens, Africains, Amazighs… C’était là mon désir initial, qui avait comme ambition, notamment, de mieux comprendre la société d’aujourd’hui à travers ce qu’elle porte du passé, certaines expressions qui façonnent notre manière de dire le monde, des métaphores, nos coutumes, comme nos violences héritées…
Je me suis aussi intéressé à la grande Histoire, celle qui englobe le monde. Comment restituer ce qui, en partie, nous revient ? Comment rassembler ces fragments d’héritage pour éclairer notre présent ? C’est à ces questions que ce livre tente de répondre. Au moment de réfléchir à tout cela, ce projet m’a semblé immense ! Je me suis alors demandé comment faire pour que ce roman, car je tenais absolument à ce qu’il en soit un, ne devienne pas un ouvrage « trop savant », en quelque sorte, au point d’en être rébarbatif. J’ai beaucoup lu, pris des notes, écouté de la musique, des voix anciennes qui pouvaient nourrir ma réflexion…Je tenais à restituer tout cela dans un récit accessible, même si un roman, bien entendu, comporte toujours plusieurs niveaux de compréhension. En clair, je voulais faciliter l’accès à ces références, sans jamais renoncer à leur profondeur.
Vous avez évoqué le Hirak dans votre roman. Qu’est-ce qui vous a le plus marqué dans cette série de manifestations ?
Le roman se déroule de 2010 à nos jours. Aux yeux de Slim, il y a bien eu une forme d’accalmie après la décennie noire. On a parfois l’impression que les gens vivent normalement, mais c’est très trompeur ! La méfiance reste présente ; les différences de pratiques sociales, culturelles ou religieuses créent encore des tensions, presque une forme de schizophrénie collective dans une société où la religiosité est forte et l’intolérance très marquée. Certains vivent entre eux parce qu’ils pensent que la société ne les comprendrait pas. Mais, à mon sens, c’est peut-être là une erreur, un clivage davantage supposé que réel.
Pendant le Hirak, quelque chose s’est opéré ; les gens se sont rapprochés. Jamais je n’aurais imaginé discuter, aussi librement, avec des personnes que l’on considérait auparavant comme des islamistes rigoureux. Nous n’étions pas d’accord, bien sûr, mais le dialogue a eu lieu. Il est à noter que ce n’est pas un roman politique, et je n’ai, d’ailleurs, aucune prétention dans ce domaine. Toutefois, je tenais à intégrer, d’un point de vue politique, le moment du Hirak, pour les raisons que j’ai évoquées [ci-dessus NDLR]. Les choses ne sont pas réglées, mais beaucoup se sont éclaircies, et cela permet peut-être d’envisager, conjointement, l’avenir.
Les interrogations religieuses occupent une place prépondérante dans votre roman, et le soufisme, tel qu’incarné par Slim, semble, à mes yeux, relever plutôt du nihilisme, dans le sens courant du terme. Pouvez-vous développer ce point ?
La question de la foi a toujours accompagné mes personnages, parce qu’elle fait profondément partie de notre identité en tant qu’Algériens. C’est quelque chose d’ancré, de très intime. Ce qui m’interroge, par exemple, c’est ce qui fait que les zaouias ne désemplissent pas, et que nous soyons toujours sensibles aux chants ancestraux qui viennent de très loin. Ces traditions soulèvent pour moi des questions essentielles, et naturellement, mes personnages ressentent eux aussi le besoin de comprendre cet héritage islamique et mi- traditionnel.
Slim, dans son arrogance, croit pouvoir, pratiquement, « mettre en équation » tous les sujets et se croit, surtout, objectif et parfaitement érudit, ce qui vous fait peut-être penser qu’il est nihiliste. Il hésite, si vous voulez, entre sa culture d’adoption, celle des Lumières, pour aller vite, et ce qu’il découvre, tapi un peu dans sa mémoire et dans des livres longtemps ignorés : sa culture propre, algérienne, avec sa dimension amazighe, africaine et celle héritée du passé arabe et musulman. Tous ces + + +. Il se dit « aquoiboniste », pour ainsi dire. Il est partagé entre rejet et fascination, mais il ne peut s’empêcher de constater que tout un pan de sa propre culture lui a échappé. Il ne peut empêcher, par exemple, qu’un trouble le saisisse face à une profusion de textes de la pensée musulmane, qui a traversé les siècles, et qu’il découvre sur le tard. Comme beaucoup de personnes de sa génération, abreuvés de savoirs « laïques », en quelque sorte, dont ils se sont longtemps prévalus, et dont se sont suffi ses parents. Je crois qu’une certaine désaliénation est en chemin. Et il semble qu’elle s’accomplisse, plus naturellement, pour les plus jeunes générations, comme celles de Wafa et Adel.
En quoi le cahier de Slim enrichit-il le roman ?
Dans son cahier, Slim note ses pensées en vrac, le plus souvent. Il réfléchit énormément, mais ce qu’il écrit n’est jamais vraiment ordonné, tout bien considéré. C’est, d’ailleurs, à l’image de l’histoire de l’Algérie. À rebours des récits européens qui se déroulent souvent de façon linéaire, valorisent des personnages depuis l’Antiquité jusqu’à aujourd’hui, notre histoire est faite de discontinuités. C’est pour cela que, dans ses écrits, tout semble découpé… Rappelons que nous avons en quelque sorte un palimpseste dans son cahier ; on sent qu’il y a quelque chose en dessous, mais on ne sait jamais exactement quoi.
Ses réflexions portent sur la vie, la foi, l’histoire, la recherche de filiations… Au départ, je ne voulais pas intégrer ces passages dans le roman, de façon à ne pas ennuyer le lecteur. Cela étant dit, je tenais absolument à montrer ce mélange d’orgueil et d’humour qui caractérisait Slim, tout en laissant apparaître la profondeur de ce qu’il ressent quand il parle de philosophie ou de religion.
Ce qui est intéressant, c’est que si l’on prend uniquement ces écrits et qu’on les lit en parallèle, on obtient presque un autre récit, sur lequel le lecteur peut prendre le temps de réfléchir.
Pourriez-vous nous en dire davantage sur la relation fusionnelle qui unit Slim, Wafa et Adel ?
La rencontre avec Slim a été déterminante ; c’est elle qui a orienté l’avenir, disons grossièrement, le destin de ces jeunes. Grâce à lui, ils ont grandi, nourris par une formation intellectuelle : la littérature, le cinéma, la philosophie, l’idée de révolution, la foi… Avec Slim, ils accèdent au monde des connaissances. Mais, inversement, c’est grâce à Wafa et Adel que Slim commence à comprendre la vie à l’extérieur. Wafa et Adel lui font comprendre que sortir, rencontrer les autres, c’est précisément cela, vivre.
Peu à peu, il comprend qu’à la différence de ses parents, souvent repliés chez eux, il ne veut pas rester enfermé. Cette tendance à l’isolement peut mener à des idées fausses. Wafa et Adel lui font découvrir le concret de l’existence, la réalité du monde, ses contradictions. Wafa, en tant que femme, lui révèle aussi un autre versant, celui de l’intuition, de la sensibilité, une manière d’être au monde qu’il n’avait jamais envisagée.
À mon avis, les adolescents ont toujours besoin de rencontrer, en dehors du cercle familial, une figure plus âgée qui leur permette d’expérimenter ce que leur entourage [adulte NDLR] immédiat ne leur offre pas. C’est ce rôle que Slim joue pour eux, et qu’ils jouent aussi, à leur façon, pour lui. Car, face à leur maturité instinctive devant la vie, leur pragmatisme et leur modernité, Slim donne l’effet d’un adolescent en apprentissage.
À la fin, tous trois finissent par se ressembler dans une forme de… je n’ai pas le mot approprié [rire]. Ils s’aiment, chacun à sa manière. C’est une métaphore, volontairement exagérée, de la société algérienne. Malgré les différences, malgré les distances, un Algérien reste reconnaissable partout dans le monde.
Pourriez-vous exposer la conception de l’amour qui traverse Partout le même ciel ?
Là, ça me rappelle une rencontre que j’avais faite à la Maison de la Poésie, en France, avec Mohamed Mbougar Sarr. Il avait relevé dans le roman un détail important, ce que j’ai fait dire à Slim. Il ne dit pas « Dieu est amour », mais « L’amour, c’est Dieu ». Et ça fait une grande différence. Cela signifie que l’amour est quelque chose qui vient de nous, quelque chose que nous partageons tous. Et cet amour existe sous de multiples formes. Dans le roman, on peut parler de l’amour filial, de l’amour entre deux jeunes comme Wafa et Adel, de l’amour pour la littérature, pour les autres, etc. On peut aussi évoquer l’amour pour Dieu et l’amour divin lui-même.
Pour Slim, sa manière de le définir est simple, en apparence, elle se comprend sans que l’on puisse l’expliquer : « L’amour, c’est Dieu ». C’est une vision foncièrement ancrée dans la tradition soufie, même si je n’aime pas trop employer ce mot [soufi NDLR], qui sonne trop ésotérique. Chez nous, cela relève avant tout de la tradition, et ce, au quotidien.
Au fil des pages, on découvre l’amour d’une autre femme. Celle-ci est, je dirais, l’accident de parcours, l’amour qui surgit sans qu’on ne s’y attende et devant lequel il est difficile de faire face, parce que non convenable selon les normes établies par la société. L’amour est omniprésent dans nos vies, je pense, car l’amour, au fond, reste toujours une quête.
Que pensez-vous du jeune couple formé par Wafa et Adel, en particulier ?
Ils se débattent avec leurs propres contradictions et celles de leur société. Ce sont deux adolescents qui marchent, dans tous les sens du verbe. La marche est leur oxygène. Ils essayent de fabriquer leur bonheur, ils avancent.
Que symbolise le mouvement du point dans le roman ?
Le point comporte en lui-même une infinité de points. C’est donc un pluriel infini, comme nous tous mis ensemble, et aussi comme l’est chacun de nous. C’est aussi du point que démarrent la courbe et n’importe quelle trajectoire. Et enfin, c’est le lieu de croisement des chemins. Ainsi, sans point, pas de mouvement. Et sans mouvement, pas de rencontre, pas de bouleversement, pas de vie, pas d’histoire tout simplement. Tout cela peut se retrouver dans le roman.
Qu’est-ce qui vous a conduite à y convoquer une citation de Virginia Woolf ?
Si j’évoque particulièrement Les Vagues de Virginia Woolf, c’est parce que ce roman m’a fortement imprégnée lorsque je l’ai découvert. J’y ai trouvé une multiplicité de voix, chaque personnage devenant tour à tour narrateur de sa propre histoire, avec une sensibilité et une beauté singulière. J’ai été fascinée par la façon dont Virginia Woolf utilise la voix intérieure de chacun, en les inscrivant dans leur réalité propre. C’est une démarche littéraire qui me touche particulièrement et qui influence beaucoup aussi ma façon d’écrire.
Dans son roman, à la fin de chaque chapitre, elle insère un texte en italique, d’une à deux pages, consacré à des réflexions sur la nature : le mouvement des vagues, la lumière, le ciel… Et si l’on parvient à relier ces passages au récit qui précède, on comprend qu’elle cherche à inscrire ses personnages dans quelque chose de plus vaste qu’eux, à les englober dans un ensemble plus large : la nature, sa colère, sa puissance… Cette démarche résonne profondément en moi.
Virginia Woolf est l’une des autrices qui influencent le plus mes choix formels. Lorsque j’écrivais Partout le même ciel, je sentais son empreinte et je me suis remise à chercher Les Vagues. Je ne le retrouvais plus chez moi ; j’ai même demandé à ma sœur. Finalement, on me l’a offert quelques mois plus tard, et je l’ai relu. La force de ce texte reste intacte pour moi.
De même, le Hirak fonctionne comme les vagues ; ça monte, ça descend. C’est aussi ce que raconte Slim dans le roman. Il y a donc toutes ces traces, toutes ces influences, qui se sont déposées et ont nourri mon récit. Les Vagues, si on les imagine se briser sur le rivage, alors elles représentent une fin, une forme d’achèvement.
Du moment que Partout le même ciel explore l’envie de partir vivre à l’étranger, pensez-vous qu’il s’agisse, pour un Algérien, d’un moyen de fuir sa réalité, même si celle-ci demeure, dans une certaine mesure, la même partout ?
Pour moi, ce n’est pas une fuite… Les Algériens, les Africains, comme tous les êtres humains, ont toujours voyagé. Je me souviens que ma mère disait souvent : « En voyageant, on se découvre soi-même ». Lorsque j’ai poursuivi mes études à Grenoble, en France, je me suis lié d’amitié avec des camarades de différentes nationalités, des Libanais, des Marocains… C’est grâce à eux que j’ai découvert de nouveaux horizons.
On entend souvent dire que l’immigration répond, avant tout, à des raisons économiques ; mais pour moi, c’est souvent lié à d’autres facteurs. Pour moi, ce n’est pas une fuite, mais avant toute chose, une quête de soi, un désir de se chercher et de se construire. Il existe aussi des pressions sociales, que ce soit pour les hommes ou pour les femmes, qui poussent à envisager le départ.
Pour Wafa et Adel, ces derniers avaient ce désir de quitter le pays, mais au moment du Hirak, ils ont presque renoncé. Ils se sentaient, à ce moment précis, acteurs de leur vie, convaincus qu’il y avait des choses à accomplir ici, en Algérie.
Surtout Adel, qui voulait s’installer au Canada avec Wafa. Que représentait ce départ pour lui ?
Assurément, c’était principalement Adel qui voulait s’établir là-bas, en compagnie de Wafa. Dans leur couple, il avait comme l’impression de ne rien apporter, et cela le faisait, énormément, souffrir. Il voyait bien que Wafa était une femme épanouie, avec des exigences intellectuelles fortes, et lui se sentait inutile à ses côtés. Il se demandait constamment quel était réellement son rôle dans ce couple. Voyez-vous, chaque histoire est particulière ; il vaut mieux, à ce titre, éviter les généralisations. Mais le Hirak, je le répète, a représenté, pour lui, une occasion de se dire : « J’ai quelque chose à faire ici ». Une manière de retrouver un sens, une place, une utilité… Cependant, lorsqu’ils [Adel et Wafa NDLR] ont, à cette époque, constaté que tout retombait, que la lenteur gagnait du terrain, que le silence s’installait, leurs doutes sont revenus. Et avec eux, l’idée du départ.
Partout le même ciel, les mêmes joies, les mêmes précipices…
Dans Partout le même ciel, c’est se dit Slim : « Partout le même ciel, les mêmes joies, les mêmes précipices ». Il est à l’étranger depuis quelques mois, en Égypte. On ne sait pas exactement où il vit là-bas, mais on le retrouve au Caire, dans un taxi. Le chauffeur lui parle d’un éboulement, d’inondations survenues récemment. Slim écoute, absorbé, et ses pensées reviennent aussitôt à sa propre bulle, à sa ville. Il se surprend à se dire : « Je vais rentrer chez moi ». De toute façon, de son point de vue, c’est partout pareil : les mêmes joies, les mêmes précipices, où que l’on aille. Cette idée n’est pas entièrement vraie, mais elle n’est pas totalement fausse non plus. Ceux qui quittent leur pays, et Slim en fait l’expérience, finissent souvent par réaliser qu’il n’y a rien de radicalement nouveau sous le ciel, j’en suis sûre, faudrait peut-être faire un sondage. N’empêche, on découvre ailleurs d’autres habitudes, d’autres rythmes, d’autres cultures, et c’est précieux ; voyager ouvre l’esprit. Mais partir ne garantit ni un paradis ni un enfer. Ailleurs n’est pas forcément mieux, pas forcément pire.
Ce que le monde peut nous offrir, au fond, ne dépasse jamais ce que nous sommes capables de construire nous-mêmes, là où nous sommes. Slim parvient à le comprendre, car il a voyagé, il faut l’avoir vécu pleinement, il faut avoir compris ce que cela signifie. Le voyage devient, subséquemment, une expérience initiatique. S’éloigner permet parfois de mesurer ce que l’on laisse derrière soi, d’en saisir la valeur, d’en éprouver le poids. C’est aussi une manière de se donner la possibilité de revenir, ou au contraire de choisir, en toute conscience, l’endroit où l’on souhaite réellement vivre. Mais la question de l’immigration demeure complexe. Elle est souvent douloureuse, difficile à cerner, à justifier. Elle résiste à toute explication simple.
© Charlotte Jolly de Rosnay
Allez à la page entière pour voir et envoyer le formulaire.