El Anka colombophile! – Le Jeune Indépendant
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Culture

El Anka colombophile!

El Anka colombophile!

Les mélomanes savent que Hadj Mhamed El Anka est au châabi ce que Louis Armstrong est au jazz, ce que John Lee Hooker est au blues et ce que Amalia Rodriguez est au fado, entre autres poésies de l’hypnose. Trois genres musicaux universels producteurs d’extase à l’instar du chaâbi ankaoui.

Nirvana que les Arabes appellent le « tarab ». Profonde communion des sens sur lesquels chaque note musicale et chaque intonation vocale jouent comme s’il s’agissait d’instruments à percussion ! Une émotion esthétique que l’ethnomusicologue Gilbert Rouget appelle la « transe profane ».

C’est cela le « tarab » de Hadj Mhamed El Anka qui fait appel à un large spectre émotionnel : plaisir, délectation, agrément de l’esprit, accord de l’âme, choc émotionnel, ravissement, exaltation et extase. Musicomanes, vous passez par toute cette palette qui vous précipite dans le « wajd », la transe religieuse liée à l’inspiration spirituelle d’El Anka, notamment lorsque vous écoutez ou réécoutez « Lahmam », son titre emblématique sur l’habitude d’aimer et les blessures de la séparation.

On connait donc un peu le grand imam du chaabi, interprète de près de 360 poésies (qassaid) et auteur de 130 disques en un demi-siècle de carrière. On n’ignore pas aussi qu’il était un virtuose du mandole, ce cousin algérois à cordes pincées de la mandoline. On sait également que l’auteur de « Lahmam » avait son propre mandole, « sculpté » pour ses doigts diaboliques, c’est-à-dire à la mesure de son jeu spécifique et plus conforme à son inspiration magique.

Ciselé par l’artisan-luthier Pied-noir espagnol Jean Bellido qui lui avait redessiné en 1932 sa demi-mandoline. Le résultat aboutira au mandole typiquement algérien que nous connaissons aujourd’hui. On sait aussi que le sphinx artistique était un instrumentiste polychrome, tout aussi à l’aise avec un luth, une guitare, un tar ou un violon. Comme on a noté qu’il fut de même un parolier d’une riche densité poétique. Et tel est, ma foi, le cas de « Lahmam », merveilleux poème monosyllabique brodé par El Anka en 1937.

Ce poème mythique, qui a beaucoup contribué à la gloire artistique de Mhamed Idir Aït Ouarab, alias Halo, est l’objet de légendes tenaces. En effet, l’histoire de la sublimissime « Lahmam » fait partie de ce que les grammairiens arabes appellent les « fautes établies qui deviennent des vérités ». Il se dit donc qu’il aurait écrit et composé cette chanson pour son fils aîné Mustapha qui l’aurait quitté pour l’exil en France. Comme il se répète d’autre part qu’il l’aurait créée pour déplorer le fait que ses disciples Hadj Mrizek et Hadj Mnaouer l’auraient abandonné en faisant preuve d’ingratitude à l’endroit de leur maître.

Mais l’Histoire artistique, avec un grand H, n’est finalement pas celle de ces petites histoires qui ont la vie dure. Elle est pourtant basée sur un fait tangible de la vie ordinaire du Bouddha du chaâbi, et qui révèle de sa belle âme d’esthète un aspect humain méconnu mais fort aimable. Et c’est son fils aîné qui le raconte dans une interview à la télévision publique algérienne.

Mustapha El Anka, chanteur et acteur, indique donc que son père lui avait demandé un jour de 1937, alors qu’il avait onze ans et n’était pas encore en âge de s’exiler, de «passer chez Âmmi Dahmene, récupérer un objet en dépôt sûr chez lui ». Mustapha va alors chez cet ami du paternel qui lui remit deux petites palombes. El Hadj Mhamed, qui couva vite ces deux pigeons ramiers d’une tendresse particulière, avait pris l’habitude de leur parler et parfois d’entonner devant eux un « mssedar » ou un « insiraf » d’une nouba sika de bon aloi.
Il raconte également qu’un jour d’été, autour de la table familiale garnie d’une « tbeykha », fameux plat de fèves et de p’tits pois de l’Algérois, il avait vu les gracieuses palombes s’approcher de l’assiette de son père qui les laissait s’y sustenter. Manière de souligner la communion affectueuse entre l’artiste et les piafs.

Mais, un autre jour, attirés par un vol de pigeons alentour, les volatiles apprivoisés prirent leur envol pour ne plus jamais retourner à la maison El Anka. Le Cardinal en fut donc assez affecté, mais espérait tout de même les revoir vite. Après quelques jours de vaine attente, un soir, El Hadj, mélancolique à souhait, prit sa plus belle plume d’amant des muses et de rhapsode inspiré pour composer un poème d’une cinquantaine de vers : « Lahmam ».

« Lahmam », titre certes évocateur mais délicieusement équivoque. L’ambiguïté étant basée ici sur l’usage de la palombe comme parabole sémantique et objet d’intense amour. Une passion évoquant de prime abord l’amour pour une belle dont la soudaine séparation est source de tourments pour l’amant aimant. Et c’est ainsi que le compositeur de cette ode à la gloire de deux columba palumbus roucoulants, qui a délibérément laissé vivre les légendes autour de l’histoire de sa chanson-fétiche, s’est révélé être, en le cas d’espèce, un simple colombophile.

Pour le plus grand bonheur des « ankaouiphiles », dont votre modeste chroniqueur, nostalgique de « Qahwet Laârich », un café chantant emblématique de la Casbah d’Alger que fréquentait le légendaire auteur de « Lehmam ».

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