Dr Mohamed Saïd Beghoul, expert en énergie, au Jeune Indépendant : «L’Algérie peut hisser sa part du marché gazier en Europe et en Asie»
C’est ce jeudi 29 février que s’ouvre, à Alger, le 7e sommet du Forum des pays exportateurs de gaz (GECFGECF Forum des pays exportateurs de gaz), dans un contexte marqué par des perturbations dictées essentiellement par la situation géopolitique mondiale. Une situation qui peut profiter aux pays producteurs, dont l’Algérie. Dans cet entretien, le Dr Mohamed Saïd Beghoul, expert et consultant en énergie, revient sur cette nouvelle donne du marché gazier, ses perspectives, mais surtout l’opportunité qui s’offre à l’Algérie de se positionner sur ce marché très concurrentiel.
Le Jeune Indépendant : C’est dans une conjoncture marquée par des perturbations sur le marché gazier mondial, caractérisé principalement par des perturbations dans la fourniture du gaz, que va se tenir, à Alger, la 7e édition du Forum des pays exportateurs de gaz. De nouvelles cartes sont-elles désormais distribuées sur ce marché ?
Mohamed Saïd Beghoul : Il est vrai que la 7e édition du GECF va se tenir avec, en toile de fond, l’imbrication de trois facteurs géopolitiques qui pourraient peser, d’un moment à l’autre, de tout leur poids sur le marché énergétique en général et gazier en particulier. Il s’agit de la persistance de la guerre en Ukraine, le génocide de Ghaza et l’escalade en mer Rouge par où transite 12 % du commerce mondial dont environ 8 % du GNL, notamment le GNL qatari, dont une partie est destinée au marché européen qui consomme pas moins de 450 milliards m3/an, dont 340 milliards m3 importés (110 milliards m3 de GNL et 230 milliards m3 par gazoducs).
Néanmoins, ces facteurs sont, jusqu’ici, restés sans beaucoup d’effets sur le marché gazier du fait que les niveaux des stocks des pays consommateurs de l’Union européenne sont encore suffisants pour un hiver relativement clément, d’autant plus que les offres en GNL américain, gaz norvégien, algérien et même russe (environ 15 % des importations européennes) restent moins perturbées. Ce qui explique la baisse actuelle du prix du gaz en Europe à 25 €/MWh, soit 7,5 $/million BTU, contre 15 $/million BTU l’année dernière à la même période. Cette baisse de la demande et des prix éloigne donc, pour le moment, toute redistribution immédiate de cartes sur un marché gazier encore rassasié en offres, d’autant plus que la demande gazière en Europe a chuté de 55 milliards de m3 en 2022/2023, soit 16 % de la demande.
En plus de la question du prix du gaz, l’aspect environnemental, notamment après le ‘’veto’’ de l’OPEP sur la fin de l’utilisation des énergies fossiles à l’horizon 2050 qu’a voulu acter la COP 28, dominera-t-il les discussions des dirigeants des pays exportateurs de gaz, surtout que, selon les experts, le gaz a toujours de l’avenir et reste surtout incontournable pour réaliser une transition énergétique progressive ?
Le gaz naturel est une source d’énergie fossile polluante, certes, avec une émission de gaz à effet de serre (GES) issue du méthane (CH4) et du dioxyde de carbone (CO2), associé à son exploitation. La part du gaz dans les émissions mondiales est estimée, par le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) en 2018, à 490 grammes équivalent CO2 par Kilowattheure (KWh), mais pas autant que le charbon (820 grammes) et le pétrole (600 grammes).
Les membres du GECF le savent et sont conscients que la capture du CO2 et sa séquestration, ou son utilisation dans d’autres domaines (sa réinjection pour récupération tertiaire du pétrole, par exemple) permet de réduire de beaucoup ces émissions. Ce qui donne au gaz naturel la qualité du meilleur ami de l’environnement dans la lutte contre le réchauffement climatique, et cela fait justement partie des missions de ce Forum, d’autant plus que la COP 28 a donné au gaz naturel le visa pour véhiculer la transition énergétique et le développement des énergies renouvelables, sachant que pour mettre en place des éoliennes et des panneaux solaires, il faut consommer du gaz naturel. Ce qui explique pourquoi les énergies renouvelables elles-mêmes émettent aussi un peu de GES (48 g CO2/ KWh pour la photovoltaïque, 24 g pour l’hydroélectricité, 12 gr pour les éoliennes, etc.).
L’objectif des COP’s d’avoir une neutralité climatique au carbone à l’horizon 2050 ne signifie pas qu’il n’y aura plus d’utilisation d’énergies fossiles ni d’émissions de GES en 2050, mais cela signifie que toute molécule CO2 émise par l’industrie fossile sera capturée et séquestrée, et même après 2050, il y aura toujours et encore émissions de CO2. D’ailleurs, quand un organisme humain ou animal respire, il absorbe de l’oxygène et dégage du CO2 dans l’air et on estime à 2 ou 3 % la part de ces dégagements dans les émissions totales mondiales. Source d’énergie fossile, moins polluante, disponible, facile à produire, à traiter, à transporter et à stocker, le gaz naturel reste incontournable pour répondre aux ambitions, parfois surévaluées, de la transition énergétique, lquelle ne peut réussir sans le gaz naturel.
De nouveaux acteurs majeurs exportateurs de GNL ont émergé sur le marché. Cela bouleversera-t-il les équilibres du marché ? Et quel impact sur les parts de marché de l’Algérie ?
Oui, depuis le début des années 2000, le commerce de GNL est en pleine expansion avec l’augmentation des capacités de liquéfaction et de regazéification à travers le monde. Par exemple, en 2017, il y avait seulement 19 pays exportateurs de GNL et, aujourd’hui, d’autres pays, dont des pays africains (Mauritanie, Sénégal, Mozambique, etc.), s’apprêtent à le devenir. En 2005, il y avait 15 pays importateurs de GNL et ils sont aujourd’hui une quarantaine. En 2022, près de la moitié du commerce gazier est du GNL. L’option GNL commence donc à faire de l’ombre à certains gazoducs exposés à l’insécurité.
Pour ce qui est du marché européen, marché naturel et traditionnel algérien, nos principaux clients en GNL sont la Turquie (5,5 milliards m3/an), la France (2,8 milliards m3/ an), l’Espagne (1,96 milliard m3/ an), l’Italie (0,85 milliard m3/an), soit environ 11 milliards de m3/an, ce qui classe, en 2023, l’Algérie comme 4e fournisseur de GNL à l’Europe, avec une part de marché de 10 % derrière les Etats-Unis (47 %), le Qatar (12 %) et la Russie (également 12 %). Il y a d’autres fournisseurs actuels qui ambitionnent d’augmenter leurs capacités d’exportation vers le marché européen dont le Nigeria (6 %), la Norvège (3 %), Trinité-et-Tobago (3 %) et l’Egypte (2 %).
Le GNL algérien va aussi en Asie avec un peu moins d’un milliard m3/an à la Chine et ira bientôt au Royaume-Uni, dès 2029, suite au dernier accord de 10 ans conclu, il y a quelques jours, entre l’Algérie et la compagnie britannique Grain LNG. On n’arrête pas la concurrence gaz-gaz mais les infrastructures de production de GNL que possède l’Algérie (4 unités de liquéfaction totalisant une capacité totale d’une trentaine de milliards de m3), sa flotte de méthaniers et sa longueur d’avance d’expertise dans la filière, constituent des atouts pour défendre et hisser sa part de marché en Europe et même en Asie mais il va falloir augmenter le niveau des réserves en urgence car en gaz, désormais, ça va vite et ça n’attend pas.
L’Asie est considérée comme le premier marché mondial de GNL encore sous-exploité. L’Algérie peut-elle se positionner sur ce marché ?
L’une des caractéristiques du marché gazier asiatique est la faiblesse des réseaux pipeliniers, faisant du GNL la forme principale du commerce gazier, ce qui explique d’ailleurs pourquoi le prix du gaz sur ce marché est supérieur à celui en Europe et aux Etats-Unis. L’Asie est un marché où il y a des pays à la fois très peuplés et émergents (Inde, Chine, etc.), responsables de 60 % des émissions de GES liées à la génération électrique, contrôlée essentiellement par le charbon (64 % du mix électrique et 38 % du mix énergétique), loin devant le gaz (seulement 10 %), les énergies renouvelables (21 %), le nucléaire (3 %) et le pétrole (2 %).
Compte tenu des objectifs climatiques visant une sortie du charbon, il y a effectivement de l’espace inoccupé par le gaz naturel pour peu que ces gros énergivores, qui continuent à construire des centrales à charbon, soient convaincus de laisser place au gaz naturel GNL autorisant son développement et l’accès aux nouveaux entrants. Dans ce contexte, l’Algérie, qui a déjà quelques molécules de GNL en Asie, doit privilégier une étude de marché sachant que les autres pays d’Asie (Japon, Corée du Sud, etc.) sont prioritairement approvisionnés par un GNL proximal (Qatar, Australie…) plus fourni et moins coûteux. L’Algérie pourrait se positionner davantage sur ce marché lointain, où sa part de marché aujourd’hui n’est que de 0,3 %, si les réserves prouvées sont régénérées de manière significative.
Une prédominance des contrats spot est signalée sur le marché européen, qui accueille la grande part du gaz algérien. L’Algérie, qui privilégie les contrats à long terme, est-elle appelée à s’adapter à cette nouvelle donne pour réaliser le maximum de vente, surtout que la concurrence est rude ?
Les contrats gaziers à long terme (20 à 30 ans) liant l’Algérie à l’Europe ont expiré, pour la plupart d’entre eux, entre 2018 et 2020 et ont été reconduits pour des périodes allant de 8 à 10 ans. Il s’agit toujours de contrats à long terme, avec un prix du gaz indexé sur celui du pétrole. Mais il est vrai que les Européens, dans le cadre « des directives gaz » lancées entre 1998 et 2009, visant la libération du marché gazier, ont commencé à privilégier les contrats spot autorisant le développement des marchés régionaux interconnectés.
Depuis, les européens n’ont cessé de vouloir imposer des prix spot, du moins pour une partie des volumes achetés aux producteurs, ce que ces derniers ont toujours refusé. Jusqu’ici, l’Algérie reste liée par des contrats à long terme avec ses clients du Vieux Continent, ce qui n’arrange pas ces derniers, sachant qu’ils sont en train de diminuer la consommation du gaz et doivent payer la totalité des quantités que l’Algérie leur livre, même s’ils n’en ont pas besoin, le contrat à long terme étant un contrat « Take or Pay».
Dans le cadre des contrats gaziers en vigueur, l’Algérie n’a donc pas à s’adapter de suite à la formule spot, sinon pas totalement. Avec un contrat à long terme, l’Algérie a l’assurance que son gaz, indexé sur le pétrole, sera vendu pendant toute la durée du contrat sans « risque marché », ce qui lui permet d’éviter les prix spot généralement plus faibles, même si parfois les prix spot peuvent dépasser ceux de long terme, comme ce fut le cas en août 2022, quand la crise gazière et la guerre en Ukraine ont propulsé les prix spot à 100 dollars/ MMBTU, ce qui a poussé certains producteurs liés par des contrats à long terme à demander à leurs clients de renégocier les prix, ce qu’a fait l’Algérie avec ses clients européens.