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Nationale

Cherif Driss, professeur en sciences politiques : «Le modèle français d’intégration a montré ses limites»

Cherif Driss, professeur en sciences politiques : «Le modèle français d’intégration a montré ses limites»

L’Algérie s’apprête à célébrer le 61e anniversaire de l’indépendance. Soixante et un ans sont passés et les deux pays n’arrivent toujours pas à «normaliser» leurs relations.

Pour le politologue Chérif Driss, il ne faut pas s’attendre à ce qu’il y ait un apaisement des relations entre les deux pays, dès lors que la question de l’héritage colonial n’a pas été traitée d’une manière audacieuse et objective des deux côtés. Cependant, le politologue estime que le modèle français d’intégration a montré ses limites et que l’urgence pour les autorités françaises est de s’attaquer sérieusement aux profonds problèmes de racisme et de discrimination, particulièrement.

Le Jeune Indépendant : La France a commis un véritable génocide en Algérie durant la colonisation. On peut citer à titre d’exemple les enfumades du Dahra, les massacres de Laghouat, ceux du sud-ouest algérien. Mostefa Lacheraf parle de 10 millions de morts durant 132 ans de colonisation. C’est bien plus que la shoah qui a contraint la France et l’Occident à demander pardon au peuple juif et lui accorder des réparations. La France fait valoir un colonialisme civilisationnel. Que pensez-vous de cette posture ?

Cherif Driss : Le regard de la France par rapport à l’histoire n’est pas seulement d’ordre politique, il est aussi d’ordre sociétal. L’histoire de la France est considérée comme l’un des éléments fondateurs de l’État français.  Elle structure les actes mais aussi le discours politique et plus généralement les représentations politiques. Par conséquent, le regard qui est porté sur l’Algérie, notamment la colonisation, est un regard empreint de déni, d’oubli et d’amnésie. Plus particulièrement, une bonne partie de la classe politique française n’affiche pas une prédisposition et une bonne volonté de reconnaître que ce qui s’est passé en Algérie est une colonisation avec tout ce que le mot comporte comme sens très lourd. Car qui dit colonisation dit dépossession, déni, négation, mais aussi brutalité et autres répressions sanglantes.

Dans cette configuration discursive, il est illusoire d’attendre de la part de la classe politique française, le courant de droite et ses différentes déclinaisons notamment, une repentance et une reconnaissance de ce qui s’est passé en Algérie comme un acte coloniale. Donc, pour une certaine catégorie de la classe politique française, notamment la droite et de l’extrême droite, la colonisation est considérée comme une action civilisatrice.

Cette dernière, considèrent-ils, est le fait de français qui sont allés en Algérie pour soigner, éduquer, développer et moderniser. Une « œuvre » dont les plus grands bénéficiaires sont les français majoritairement composés d’immigrés espagnols et italiens et des gens de catégories autres, qui notamment, après les révolutions de 1848 et 1871, ont été amenés à s’exiler vers l’Algérie. Arrivés sur place, il fallait déposséder les algériens de leurs biens et de leurs terres pour les donner aux nouveaux colons. C’est ce qu’on appelle une opération de colonisation et de repeuplement.

Les historiens parlent de centaines de milliers voir de millions d’Algériens massacrés. Mais au-delà du nombre, les massacres qui ont été perpétrés durant cette période dénotent la brutalité et le caractère inhumain de l’acte de colonisation.  Même si certains historiens, intellectuels et acteurs associatifs œuvrent en faveur d’une déconstruction du discours colonial, et notamment le concept de mission civilisatrice, Il est impensable, en l’état actuel des choses, de voir le discours politique français évoluer vers une reconnaissance du vrai visage de la colonisation française en Algérie.  C’est une sorte d’amnésie et d’oubli qui a été instauré depuis l’indépendance après la promulgation des lois, notamment, les décrets de 22 mars 1962, qui amnistie toutes les personnes coupables d’infractions ou ce qu’ils appellent les missions d’ordre public en Algérie.

Il y a eu une volonté de la part de la classe politique française d’aller vers une sorte d’oubli et dire que ce qui s’est passé en Algérie est un épisode qui ne mérite pas d’excuses et de pardon. Cette volonté d’imposer une forme d’amnésie structure l’histoire politique française de 1962 et détermine sa trajectoire. 

Les tensions cycliques entre Alger et Paris ont tendance à prendre des proportions ayant souvent pour substrats les déchaînements de l’élite de la droite française contre l’Algérie notamment sur les dossiers de la mémoire ou de l’immigration. Peut-on considérer qu’il est impossible de dépassionner les relations algéro-françaises tant que ces questions sont les alibis brandis contre l’Algérie ?

Les relations algéro-françaises ont évolué depuis 1962 en dents de scie et elles n’ont pas emprunté un chemin linéaire. Ce n’est pas un long fleuve calme. Il y a eu des moments de rapprochement et de resserrement des liens, de détente, mais il y a eu aussi des séquences de distanciation, de tensions et de froideur. A l’origine on peut expliquer cette évolution par le poids de l’histoire. C’est vrai que du côté français on réduit cette dernière une simple mémoire qui ne nécessite ni réparation, ni pardon. Mais du côté algérien la question est plus profonde. C’est de l’histoire de tout un pays qui ne peut être effacé d’un trait.  Quelque part, il y a ce rapport passionné et ça ne peut pas être autrement, même après 60 ans d’indépendance, étant donné que jusqu’à présent des deux côtés de la Méditerranée, il y a ce qu’on appelle les porteurs de mémoire.

Du côté français, on trouve une bonne partie de ces porteurs de mémoire, qui sont les anciens européens, ou ce qu’on appelle les pieds noirs, et les Harkis. Une bonne partie d’entre eux est partisane de l’Algérie française. D’autres, en revanche, ont un regard, qu’on pourra qualifier, d’apaiser, vis-à-vis de cette séquence de l’histoire : ils considèrent que l’Algérie est un pays souverain et indépendant que la France a colonisé. Ce qui n’est pas le cas, de cette catégorie dite d’algérianistes, dont la plupart sont des octogénaires et leurs descendants, restée nostalgique à une Algérie française.

 Cette dernière forme le vivier électoral de la droite et de l’extrême droite qui continue de peser sur la politique algérienne de la France et les rapports que l’État français devrait entretenir avec la question de l’histoire. Ce qui explique qu’il est difficile d’espérer un changement de regard vis-à-vis de l’histoire coloniale, même si une certaine élite politique, de gauche notamment, a démontré une certaine volonté audacieuse et très courageuse, en reconnaissant qu’il y a eu colonisation et que c’est un crime contre l’humanité.

Des milieux politiques et intellectuels français à l’exemple de Bernad Henry Levy ont tiré à boulets rouges contre l’Algérie lorsque le président Tebboune a visité la Russie dans un contexte de la guerre en Ukraine.  Qu’est- ce qui amène la France à s’immiscer dans des décisions souveraines de l’Algérie lorsqu’on sait qu’en même temps le monde se dirige vers une refondation qui impose de nouveaux paradigmes ?

Il importe de préciser que les autorités françaises n’ont pas réagi à la visite du Président de la République en Russie. Au fait, il s’agit seulement d’une certaine élite politique et médiatique qui a réagi à cette visite. Il est clair maintenant, que la visite du Président de la République est une décision souveraine et que l’Algérie est un Etat souverain et indépendant. Par voie de conséquence, il est de son droit de choisir la politique ou l’orientation qui correspond le mieux à ses intérêts.

Quant aux réactions de certains médias et intellectuels, cela n’est pas nouveau. Ces derniers, dont certains comme Bernard Henry Levy, proche de la droite sioniste, sont connus pour être des va-t-en guerre, plus prompts à donner des leçons aux autres tout en faisant preuve de cécité lorsqu’ils s’agit de crimes et exactions commises par l’armée israélienne contre les palestiniens. 

Les émeutes survenues en France suite à l’assassinat par la police du jeune Nahel ne montrent-elles pas une faillite des théories selon lesquelles les Français d’origine africaine ou arabe sont une source d’insécurité mais que c’est plutôt les méthodes des forces de l’ordre, notamment celles proches des thèses de l’extrême de droite, qui sont les véritables sources de l’insécurité en France ?

Ces émeutes ne sont pas les premières. Il y a eu par le passé, notamment celles de 2005. Pareils événements, notamment dans les banlieues, qui émaillent la vie sociopolitique en France. On peut dire que ces émeutes sont un symptôme d’une crise d’un modèle français d’intégration qu’il faut revoir et pourquoi pas s’inspirer des autres pays comme l’Allemagne ou plutôt la Grande-Bretagne, qui ont réussi en terme de gestion de leur communauté.

Il est clair qu’il y a un problème de fond, il est à la fois économique, politique et social, notamment, en ce qui concerne les banlieues. Les experts français reconnaissent que ces derniers sont des laissés pour compte, notamment, en ce qui concerne les politiques de développement social, d’accès à l’emploi et de participation à la vie politique. Ils sont défavorisés par rapport à d’autres régions.

Ces émeutes soulèvent également la question du racisme, qui est un phénomène sociétal et structurel. Depuis plus de deux décennies, se développe en France une forme de racisme dit « flottant » et dont sont victimes les maghrébins et les africains. A cela s’ajoute le problème fondamental, qui est celui de la gestion par les forces de l’ordre de certains événements. La brutalité policière est devenue une pratique récurrente. Un problème structurel que les autorités françaises doivent prendre en charge. Cette situation va-t-elle déboucher sur une crise politique majeure ? A mon sens, il faut se garder d’aller vers des conclusions hâtives. 

Il faut dire que les autorités françaises ont démontré par le passé qu’elles ont une capacité à gérer ce genre de situation, à travers des institutions fortes et une longue tradition dans la gestion des crises sociales. Mais le fait d’aller vers l’apaisement de la tension et le retour au calme sans attaquer la source du problème, n’est pas une solution. Le problème est plus profond, surtout lorsqu’il s’agit de la question des banlieues, des immigrés et leur intégration, ainsi que le rapport qui devrait exister entre communautés au sein de la société français.



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