Amer Ouali au Jeune Indépendant: La “décennie noire est toujours présente dans le discours officiel”
La porte de la “décennie noire” qui a couté la vie à quelques 200 000 algériens, est loin d’être fermée. Traumatisme, douleur, exil, la décennie noire continue justement de hanter beaucoup d’Algériens. Les arrestations ou encore les redditions de terroristes qui occupent encore les titres de l’actualité laissent le chapitre encore ouvert. Et, c’est en puisant dans ces faits qui justement de temps à autre remontent à la surface via certains canaux médiatiques publics et privés que Amer Ouali rappelle qu’il est encore tout à fait admissible de parler de cette dramatique déchirure dans l’histoire de l’Algérie indépendante.
L’auteur de « Le coup d’éclat » scrute le moindre détail, épluche des dépêches, feuillette des journaux, dépoussière des communiqués, des tracts, réécoute des discours et des prêches en faisant une immersion dans le temps sans état d’âme et sans partie pris . L’objectif de ce travail titanesque et épuisant est de fournir des indices, des faits ou des éclairages auxquels beaucoup, parmi les acteurs de l’époque, les témoins et plus tard chercheurs et historiens, n’ont pas fait attention ou ont raté faute d’informations « sourcées ».
Son travail de journaliste est forcément parsemé d’embuches et pourrait faire l’objet de critiques ou servir de matière à polémique en ces temps où la décennie noire s’est réappropriée, malgré elle, l’espace publique à la faveur du hirak populaire quitte à ressortir les vieux démons. Amer Ouali assure dans cet entretien au Jeune Indépendant, qu’il n’a pas l’ambition à travers “le coup d’éclat du FIS” de provoquer un coup d’éclat médiatique sans lendemain…Un tome II serait en gestation.
Le Jeune Indépendant : Une question qui vient à l’esprit en voyant la couverture du livre : Pourquoi rouvrir une parenthèse que la charte de la tragédie nationale a fermée?
Amer Ouali : Je crois qu’il n’est pas possible d’incarcérer l’Histoire derrière des remparts juridiques ou politiques. Elle finira toujours par se libérer. Le pays est en plein débat sur la paix des mémoires avec la France et nous courons le risque d’amener l’ancienne puissance coloniale à nous demander aussi de fermer la page des 132 années d’occupation pour parvenir à cet objectif. Ceci dit, le livre n’aborde pas la “décennie noire” dans son ensemble mais juste ses débuts. C’est une période qui est loin d’être rentrée dans l’Histoire. Elle est dans l’actualité sous plusieurs formes. Régulièrement, la télévision nationale nous montre les images de “terroristes” qui déposent enfin les armes après des décennies dans le maquis, ou qui continuent d’être arrêtés par les forces de sécurité. Pour ne parler que de la télé, souvenons-nous du documentaire diffusé en 2017 et des terribles images qu’il avait véhiculées.
La “décennie noire” est toujours présente dans le discours officiel, agitée comme un chiffon rouge contre toute demande de revitaliser la vie démocratique mise sous l’éteignoir. Elle continue de structurer la vie politique puisque la Constitution de 2020 y fait clairement allusion en son préambule. “La résistance du peuple algérien à l’entreprise violente de remise en cause de son unité et de la stabilité de l’Etat a conforté son attachement aux valeurs de pardon et de paix. C’est en puisant dans sa foi et son attachement inébranlable à son unité, qu’il a souverainement décidé de mettre en œuvre une politique de paix et de réconciliation nationale qui a donné ses fruits et qu’il entend préserver”, est-il stipulé.
Elle figure aussi en tant que repère dans la loi sur les partis politiques et dans la Charte pour la paix et la réconciliation. Cette charte interdit d’ailleurs l’exercice de l’activité politique à toute personne responsable de l’instrumentalisation de la religion ayant conduit à cette tragique décennie. Dans son volet pénal, elle prévoit des sanctions contre “quiconque qui, par ses déclarations, écrits ou tout autre acte, utilise ou instrumentalise les blessures de la tragédie nationale, pour porter atteinte aux institutions de la République algérienne démocratique et populaire, fragiliser l’Etat, nuire à l’honorabilité de ses agents qui l’ont dignement servie, ou ternir l’image de l’Algérie sur le plan international”. Ce n’est pas l’objectif de ce livre qui n’est pas un pamphlet contre qui ce soit mais une reconstitution de fais non contestés. Ils sont remis dans le contexte pour retrouver le sens qu’ils ont perdu sous l’effet de l’oubli, de l’occultation ou de travestissements.
La “décennie noire” est aussi présente dans notre vie par les traumatismes qu’elle a provoqués en chacun de nous et par d’autres effets comme l’exil où elle a poussé des milliers de nos concitoyens. Ce n’est donc pas une page fermée.
Pourquoi de tous les antagonistes de la décennie noire vous avez articulé votre travail sur le seul parcours FIS ?
Le livre évoque tous les acteurs politiques majeurs des années 90, 91 et 92 puisqu’il s’arrête à la mort de Boudiaf. Je parle de l’ancien président et de son entourage, du FLN, de Hocine Ait-Ahmed, de Benbella et bien entendu de l’armée.
Il se trouve que le FIS en était le principal acteur sur la scène politique. Les élections locales de 1990 l’ont hissé au rang de première force politique du pays. Son hégémonie, son activisme et la crainte qu’il inspirait aux institutions et à une partie de la société ont fini par “noircir” une période qui s’annonçait sous des couleurs plutôt joyeuses.
En quoi votre livre est-il suffisamment objectif pour servir de matière à analyser une période qui, aux yeux de beaucoup, n’a pas livré tous ses secrets ?
Le livre est un travail de remise en contexte réalisé par un journaliste qui était en première ligne durant cette période. Il ne prétend pas à l’objectivité mais je crois pouvoir dire qu’il porte la marque de l’honnêteté. En tout cas, il en a la volonté. C’est une reconstitution de faits vécus en temps réel et de témoignages livrés à posteriori par des acteurs importants. J’observe que de nombreux dirigeants islamistes et d’anciens chefs de groupes armés se sont exprimés ces dernières années. J’ai fait l’effort d’en écouter certains. Mais il reste encore du travail à faire.
En vous basant sur votre propre témoignage et votre travail au quotidien, pensez-vous que le FIS est le seul responsable de la décennie noire ?
La faute originelle c’est l’agrément donné à ce parti au mépris de la loi et au prix de calculs politiques erronés. On ne peut pas dire qu’il est le seul responsable. Ceci dit, je n’émarge pas dans les rangs de ceux qui qualifient de “terroristes” les 3,2 millions d’électeurs qui ont donné leurs suffrages au FIS. Au sein même du parti, il y eut des voix qui se sont élevées contre les dérives de la direction. D’autres ont fini par confesser leur silence lâche.
Le vote-sanction était, de mon point de vue, plus important. Après trois décennies d’indépendance, le parti au pouvoir a fini par susciter de l’aversion. Aux yeux de beaucoup d’Algériens épris de démocratie, le FIS était apparu, à tort pour moi, comme la seule force capable de le balayer.